Zeïtoun: Le Grande Insurrection XIV

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<- Zeïtoun: Depuis les origines jusqu'à l'insurrection de 1895

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Le siège de Zeïtoun et le combat de quarante-sept jours

Lorsque le samedi, 14 décembre, les éclaireurs de Vartanenk vinrent nous avertir que la grande armée turque marchait sur Zeïtoun, nous fûmes obligés d'oublier Fournous et de ne penser qu'à notre ville. La première chose que nous avons faite, ce fut d'assurer la ville contre le danger d'incendie. Nous avons réuni tous les Turcs Hadjilar et nous les avons enfermés dans la forteresse des Sourénian; de même, nous avons augmenté le nombre des gardes qui surveillaient les prisonniers.

Puis les jeunes princes des quatre quartiers sortirent de la ville avec leurs troupes de combattants et se postèrent à l'entrée des passages qu'ils devaient défendre. Quant à moi, je suis allé avec quelques princes et deux cents combattants, au couvent de Sourp-Perguitche, que nous nous sommes chargés de défendre.

A midi, l'armée ottomane se découvrit à notre vue: elle campa à l'extrémité méridionale de la plaine de Tchermouk, sur les collines de terre nommées Akh-Vakh. Au moment où l'on dressait les tentes, cinq cents cavaliers se détachèrent de l'armée, traversèrent les vallées de Tchermouk et se dirigèrent vers le village Avakenk; doux milles Turcs de Béchen et de Pertous se mirent en même temps à monter vers le couvent de Sourp-Perguitche. Ils avaient l'intention de s'emparer du premier coup du couvent et des villages environnants, qui seraient pour eux de bons abris par cette saison rigoureuse.

Les insurgés de Boz-Baïr et de Gargalar, réunis dans le village Avakenk, résistèrent aux cavaliers par une vive fusillade et les forcèrent, au bout d'une demi-heure, à se retirer.

Les deux mille Turcs, après avoir passé le vallée de Tchermouk, se divisèrent en trois et tâchèrent de cerner le couvent où nous nous trouvions.

Nous nous sommes mis tous à tirer furieusement et, comme en une heure, ils avaient déjà trente morts, ils se retirèrent.

Après ce premier insuccès, Remzi-Pacha redoubla les forces envoyées; une seconde fois, nous avons repoussé l'attaque.

Vers le soir, les ennemis nous attaquèrent une troisième fois. A peine les cavaliers s'étaient-ils avancés, qu'ils perdirent quelques-uns de leurs officiers, et alors, découragés, effrayés, ils s'enfuirent jusqu'au quartier général.

Immédiatement après leur fuite, ce furent les fantassins qui arrivèrent et nous attaquèrent; de suite, des dizaines d'entre eux tombèrent, mais les autres ne s'enfuirent pas; d'un autre côté, près de deux mille soldats étaient secrètement passés derrière le couvent et nous attaquèrent par là. Le combat dura jusqu'au coucher du soleil; les boulets ébranlaient les murs des maisons et détruisaient peu à peu nos barricades; nous étions dans une situation très périlleuse; nous nous sommes vus forcés de quitter le couvent. Nous traversâmes la chaîne de soldats se trouvant derrière le couvent et nous avançant, au milieu des balles, nous nous réfugiâmes dans le village Kalousdenk.

Nos combattants, au moment de s'enfuir, avaient mis le feu aux maisons, laissant seulement le cou vent: mais les soldats s'empressèrent de l'incendier tout de suite après noire départ. Les Turcs s'efforcèrent d'avancer jusqu'au village de Kalousdenk mais nous les avons repousses par une forte résistance.

La nuit arrivée, le combat cessa; tout se tut. La terre était couverte de neige. Nous étions obligés de passer la nuit en plein air à surveiller les passages.

A Zeïtoun, des enfants jusqu'aux vieillards tout le monde était en train de se préparer à la défense: les pères de familles et les fils combattaient, les jeunes filles et les petits enfants transportaient des provisions, les mères et les épouses pétrissaient du pain. Depuis le matin, toutes les femmes s'étaient habillées de haillons noirs et se promenaient en longues processions d'églises à églises, priaient et chantaient, et elles encourageaient les hommes par des paroles ardentes: «Nous forcerons Dieu, disaient elles, à empêcher les ennemis d'entrer dans notre ville.»

La nuit, nous avons encore une fois réuni l’assemblée générale et nous avons décidé que le lendemain tous les princes monteraient à cheval et que le peuple tout entier, depuis l'enfant de quinze ans jusqu'au vieillard de soixante ans, les suivrait pour résister à l'armée ennemie.

Le 15 décembre, le dimanche matin, la foule se dirigea vers la caserne; elle était précédée des prêtres de Zeïtoun qui s'étaient revêtus de leurs costumes de cérémonie et portaient l'image miraculeuse du Khatch-Alem; les femmes les accompagnaient toujours avec leurs haillons noirs: tous chantaient un hymne de pénitence; la procession s'arrêta devant la caserne; tous avaient déjà pris la sainte communion; le prêtre prononça la prière d'absolution. C'est en ce moment que je suis sorti de la caserne avec quelques combattants qui conduisaient deux mulets chargés d'un canon; nous nous sommes dirigés vers l'endroit où nous devions nous battre: la foule des insurgés nous suivit. Les femmes adressaient des paroles ranimantes aux combattants, elles leurs chantaient des chansons de gloire. A huit heures du matin, nous sommes arrivés sur les montagnes d'Ak-Dagh où nous avons trouvé un grand nombre d'insurgés qui s'y trouvaient depuis la veille.

Nous nous sommes divisés on cinq parties et nous nous sommes postés sur les points principaux vers lesquels se dirigeait l'ennemi. A neuf heures, les trompettes se mirent à sonner et les soldats s'avancèrent vers nous do trois côtés; ils avaient l'intention d'occuper les sommets des montagnes pour ne pas être cernes par nous et pour pouvoir fuir dans le cas d'un échec.

Trois colonnes de soldats montaient derrière le couvent de Sourp-Perguitche; deux de ces colonnes s'arrêtèrent en face d'Avaz-Guédouk, la troisième passa derrière les collines d'Atlek-Dagh pour rejoindre 8,000 soldats qui se trouvaient là, récemment arrivés d'Eridjek.

Peu après, d'autres colonnes encore s'avancèrent par le même chemin, puis tournant sur le, nord, ils se dirigèrent vers le défilé de Santough. Une troisième et grande colonne passa devant le couvent et marcha sur le village de Kalousdenk.

A onze heures, les soldats attaquèrent en même temps les trois points ci-dessus mentionnés. Nos combattants d'Avaz-Guédouk résistèrent pendant une heure et demie et repoussèrent deux lois les attaquants qui subirent des pertes considérables.

Les insurgés postés à Santough repoussèrent trois fois les soldats qui les attaquaient. Dans le village Kalousdenk, les insurgés résistèrent pendant une heure à la grande colonne qui était composée de 10,000 soldats, mais à la fin ils furent obligés de mettre le feu aux maisons et de rejoindre leurs frères de Santough.

Les combattants d'Avaz-Guédouk, après avoir repoussé les soldats, se préparaient à faire eux-mêmes une attaque lorsqu'ils se virent assiégés par derrière; c'étaient les Turcs de Ketmen qui avaient conduit jusque-là les soldats d'Eridek; les nôtres résistèrent vaillamment; les autres soldats qui s'étaient retirés retournèrent et recommencèrent l'attaque; les nôtres étaient au nombre de 400, l'ennemi comptait plus de 10,000; nos combattants se virent forcés de battre en retraite jusqu'au mont Berzenga et au passage d'Uzar.

Les ennemis, après avoir occupé cette position, Divisèrent leurs forces en deux: une partie suivit nos combattants en leur retraite et l'autre descendit eu bas pour assiéger le défilé de Santough du côté du nord; en même temps arrivaient à Santough les soldats qui avaient occupé le village Kalousdenk. Les Arméniens étaient là au nombre de 1,500 et les ennemis étaient dix fois plus nombreux; ceux-ci commencèrent l'attaque; un combat acharné eut lieu et pour la quatrième fois les soldats reculèrent.

Une cinquième attaque suivit cette retraite; cette fois, ce furent les nôtres qui reculèrent; une partie s'éleva à Ak-Dagh et les autres vinrent nous rejoindre à Echek-Meïdani.

En voyant les quelques succès de ses soldats, Remzi-Pacha fit avancer vers Ak-Dagh et Echek-Meï dani la partie de l'armée qui se trouvait à Akh-Vakh.

Après avoir occupé le défilé de Santough, les soldats se dirigèrent vers le passage d'Uzar et le mont Berzenga. Les Arméniens résistèrent encore pendant une heure, puis se retirèrent jusqu'aux cavernes de Babig-Pacha. Une partie des soldats les poursuivirent, les autres attaquèrent les insurgés trouvant sur Ak-Dagh; ceux-ci purent à peine résister une heure et furent obligés de se retirer vers le sud. Ils vinrent nous rejoindre à Echek-Meïdani, de sorte que nous fûmes au nombre de 4,000. Les Turcs nous attaquèrent avec près de sorte 2,000 soldats. Ils n'avaient qu'à occuper l'unique passage dans lequel nous nous étions fortifiés, pour qu'ils pussent pénétrer dans les vignes de Zeïtoun. Notre position était très forte, bien que nous fussions assiégés do trois côtés; malheureusement nous ne pouvions pas nous servir du canon, nous l'avions même envoyé à la caserne. Le combat dura de deux heures de l'après-midi jusqu'à quatre heures; des centaines de soldats périrent sous nos balles, mais les autres ne reculèrent pas, car les arrière-gardes avaient l'ordre de tirer sur les soldats qui battraient en retraite; ils persistèrent donc à continuer le combat. Au bout de deux heures, nous fûmes forcés de nous retirer à la caserne. Les insurgés qui se tenaient sur les collines de Saghir et d'Ané-Tsor, se retirèrent également et vinrent fermer le passage de Djabogh-Tchaïr, au pied de la caserne. Un combat sanglant eut lieu autour des cavernes de Babig-Pacha; là s'étaient réfugiés une centaine de jeunes insurgés; les Turcs les attaquèrent et tâchèrent de les cerner; voyant le danger qui menaçait ces jeunes combattants, les princes firent appel au peuple d'aller à leur secours; ils se sont eux-mêmes élancés vers l'endroit du combat, quelques milliers d'insurgés les ont suivis et par une forte résistance ont obligé l'ennemi à se retirer,vers cinq heures, Abah et le vartabed Bartholoméos arrivèrent de Fournous. Les soldats s'étaient approches en ce moment des vignes de Zeïtoun et s'étaient mis à bombarder la caserne. Nous leur avons opposé une résistance furieuse, nous nous sommes servis de nos canons, et à six heures les ennemis furent forcés de reculer. Dans cette journée, les Turcs avaient eu des centaines de morts; nous avons eu deux morts et deux blessés.

Parmi les morts se trouvait un de nos meilleurs combattants, le fils de Babig-Pacha, AvédikYéni-Dunia: il n'avait que dix-sept ans, mais il avait déjà prouvé qu'il était un enfant digne de son père: il était l'un des hommes les plus beaux, les mieux bâtis et les plus audacieux de Zeïtoun.

Ce jour-là, au moment où nous nous battions on dehors de Zeïtoun, les femmes Zeïtouniotes étaient restées à garder la ville.

Les femmes ont toujours été l'âme de Zeïtoun; ce sont elles qui conservent l'ardeur guerrière et le sentiment d'indépendance dans le cœur de leurs maris ou de leurs frères; et au grand jour du danger elles prennent les armes et se battent avec les hommes. Je les ai vues moi-même ce jour-là exhorter les hommes à aller se battre; elles criaient à ceux qui s'attardaient encore à attendre dans leurs maisons: «N'avez-vous pas honte d'attendre ici inactifs, tandis que vos frères sont en train de se battre! allez donc défendre votre pays!» Et elles insultaient ceux qui persistaient encore à rester dans la ville, elles les poussaient à coups de bâton à aller se battre avec les insurgés.

L'après-midi, elles avaient rendu à la ville de Zeïtoun un service plus important. Au moment où les soldats de Remzi-Pacha occupaient le pas sage d'Echek- Meïdani, les prisonniers turcs, croyant que la ville allait bientôt être prise et pensant que les femmes ne pourraient pas se défendre, avaient mis le feu au palais pour incendier la ville et avaient pris la fuite. Alors, furieuses de cette trahison, les femmes s'étaient empressées d'abord d'éteindre le feu, puis, armées de haches, de pis tolets, de couteaux et de bâtons, s'étaient jetées sur les fuyards et en avaient tué une grande partie; cinquante-six seulement avaient réussi à se cacher clans le palais, et nous les avons gardés jusqu'à la fin du combat.

Le dimanche soir, nous avons fermé le passage des ennemis à Zeïtoun par une chaîne militaire, s'étendant sur un espace d'une demi-heure de distance, du pied du mont Berzenga jusqu'à la rivière de Zeïtoun: les habitants du quartier Yéni-Dunia s'étaient postés avec leurs princes à Kartoche-Kor. Dans le couvent de Sourp-Asdvadsadsine, se trouvaient sept cent combattants, avec le prince Nazareth, Mleh et moi; quelques centaines d'insurgés se placèrent à Boutchaghtchonds-Mod; dans la caserne se trouvaient 300 combattants avec Abah, Merguénian Hadji et les princes de Boz-Baïr: les autres insurgés se tinrent à l'entrée du passage de Djabogh-Tchaïr.

Le 16 décembre, lundi matin, l'ennemi commença l'attaque. Remzi-Pacha, encouragé par le succès de la veille, croyait que nous allions nous retirer: nous étions tout au contraire décidés à' résister jusqu'à la mort. Au bout de deux heures, nous avons repoussé l'ennemi après lui avoir fait subir des pertes considérables.

Remzi-Pacha avait résolu de faire un assaut décisif sur Zeïtoun et en avait donné l'ordre à ses soldats, mais les chefs des bachi-bozouks circassiens l'avient conseillé d'éviter cette marche imprudente; s'appuyant sur leur expérience ancienne, ils insistaient que ce défilé où déjà des milliers de Circassiens et de Turcs étaient tombés pendant la guerre d'Aziz-Pacha, serait impossible à être occupé et qu'il causerait une perte considérable à l'armée turque; ils prièrent Remzi-Pacha d'attendre de nouveaux renforts pour tenter l'attaque définitive. Remzi-Pacha suivit les conseils de ses compatriotes et changea de plan. Il fit cesser l'attaque en masse, il répandit dans les vignes de Zeïtoun de petits groupes de chasseurs, qui tiraient sur nous continuellement.

Vers midi, des collines se trouvant en face la caserne, les soldats dirigèrent les canons sur nous et commencèrent à bombarder la ville. Mais les premiers boulets tombèrent sans éclater, et au lieu d'effrayer la population, cet incident raviva son ardeur; les femmes et les enfants, ayant enveloppé leurs mains de linges mouillés, se jetèrent sur les obus, les ramassèrent et les' portèrent dans leurs maisons.

Le 17 décembre, vers midi, Remzi Pacha donna l'ordre de recommencer l'attaque; les soldats s'avancèrent pour occuper Kartoche-Kor, mais bientôt ils furent repoussés par nos insurgés. Alors ils recommencèrent à bombarder la ville, 210 boulets y tombèrent jusqu'au soir, et ne nous aucun mal;

Le 18 décembre, au matin, nos éclaireurs vinrent nous avertir que les troupes, commandées par Ali-Bey, qui avaient massacré les habitants de Fournous vouaient d'incendier le village Avak-Gal et s'avançaient vers Zeïtoun du côté de l'ouest.

Nous n'avions aucune force de ce côté; tous les insurgés, au nombre de 6,000, s'étaient rangés en demi-cercle contre les 40,000 soldats de Remzi-Pacha. La montagne de l'ouest, du côté de Gargalar, était restée jusque-là ouverte et sans défense.

Nous nous sommes empressés d'envoyer 800 combattants qui allèrent passer le pont de Gargalar et se postèrent à trois cents mètres de la ville de Zeïtoun, dans le ravin rocheux, au-dessus du cimetière. Nos munitions étaient en train de s'épuiser; nous étions forcés d'avoir recours à un moyen décisif: le brouillard qui régnait ce matin-là, nous inspira ce moyen: nous avons envoyé une centaine de combattants sur les lianes du mont Solak-Dédé, à l'ouest de Zeïtoun, et nous leur avons donné l'ordre de pousser avec eux pendant l'attaque, les dix mille chèvres noires, que nos pasteur étaient en train de faire paître derrière la montagne.

Le matin, les soldats d'Ali - Bey s'avancèrent dans les vignes vers Zeïtoun.

Lorsqu'ils arrivèrent dans le défilé où nos insurgés s'étaient mis à l'affût, ils furent surpris par une attaque subite et violente de la part des nôtres. En même temps, des flancs du mont Solak-Dédé, nos 150 combattants s'avancèrent à travers le brouillard avec les dix mille chèvres qui donnèrent aux Turcs l'idée qu'une foule considérable d'insurgés se trouvaient là; ils furent effarés et frappés d'épouvanté. De toute part, de la ville, du couvent, de la caserne, les insurgés poussaient des exclamations formidables et tiraient continuellement sur les ennemis, en même temps que les cloches de toutes les églises? sonnaient à toute volée; c'était justement le grand combat qui commençait, «le combat tout près de Zeïtoun»; les femmes se mirent à prier et les vieux répétaient partout: «N'ayez pas peur, notre ville est vakouf Dieu est avec nous!»

Les Turcs, ébranlés par ce violent assaut qui dès les premiers coups leur avait faire perdre quelques centaines de soldats, voulurent battre en retraite, les nôtres les pour suivirent jusqu'à une heure et demie de distance.

A midi Remzi-Pacha envoya quelques milliers do soldais au secours des troupes d'Ali-Bey, mais quand ils passaient la rivière, les insurgés de la caserne et de Djabogh-Tchaïr commencèrent une vive fusillade et les empêchèrent de passer l'eau. A deux heures de l'après-midi, Remzi-Pacha, croyant que tous les insurgés s'étaient réunis contre Ali-Bey et qu'il ne restait plus personne en l'are de lui, donna l'ordre à ses soldats d'attaquer Je couvent et la caserne. 10,000 soldats attaquèrent la caserne où il ne se trouvait plus que 150 insurgés avec Abah et Merguénian Hadji. De la caserne, les nôtres tiraient sans cesse, abattaient des centaines de soldats, tandis que de l'autre côté, nos compagnons poursuivaient les troupes d'Ali-Bey; vers le soir, de partout, les soldats furent obligés de se retirer.

Le succès de cette journée alluma la joie et l'enthousiasme dans les cœurs des insurgés. La seule chose qui nous attristait, c'était le manque de munitions. Nous avons eu une idée ingénieuse qui nous permit de nous en procurer: nous avons retiré la poudre et le plomb dans les quelques centaines d'obus que jusque-là l'ennemi avait lancés dans notre ville et que nous avions ramassés et gardés; et ainsi nous avons eu de quoi charger nos cartouches; pour les capsules qui nous manquaient, nous avons employé des bouts d'allumettes; et voici comment nous pûmes encore continuer le combat, pendant quarante jours.

La nuit du 18 décembre, Remzi-Pacha avait envoyé quelques milliers de soldats au secours des troupes d'Ali-Bey et le lendemain matin (19 décembre) ils recommencèrent l'attaque; nous les avons encore plusieurs fois repousses; le combat dura jusqu'au soir et cessa avec le coucher du soleil. Ce jour-là, parmi les morts très nombreux que les Turcs avaient eus, se trouvait le célèbre chef circassien Méhemmed-Bek; sa mort ayant découragé les bachi-bozouks circassiens, la plus grande partie de ceux-ci ont quitté l'armée et sont retournés dans leur village.

Le 20 décembre, Remzi-Pacha recommença l'attaque; elle dura pendant huit heures; nos combattants opposèrent une résistance plus forte que jamais et les Turcs furent encore une fois repoussés. Cet insuccès finit par démoraliser complètement l'armée turque et dès lors elle n'osa plus tenter une attaque régulière.

Pendant ces trois jours, les Turcs avaient perdu 7,500 soldats et officiers, sans compter les pertes des bachi-bozouks.

Cette résistance puissante et acharnée répandit l'épouvante parmi les Turcs, et plus tard j'appris qu'ils en avaient gardé une profonde impression. «Qu'elles soient maudites ces montagnes!» s'étaient écriés les soldats en quittant le Zeïtoun. Et 1'on m'a raconté qu'à Marache, en achetant des olives, ils se gardaient d'employer le mot Zeïtoun qui, en turc, veut dire olive, et disaient: «Donnez-moi de ces maudits.»

A partir du 21 décembre, Remzi-Pacha changea de plan; convaincu qu'il lui serait impossible de prendre Zeïtoun par la force, il eut recours à la ruse; il envoya un messager portant un drapeau blanc, pour inviter les chefs zeïtouniotes à aller dé libérer avec le pacha. Dans la ville, la situation était devenue autrement pénible; les vivres avaient commencé à manquer, le sel s'était épuisé complète ment, des exhalaisons fétides montaient de l'amoncellement des cadavres de soldats et de chevaux; une épidémie prit naissance et se répandit dans la population.

Malgré cette situation, les insurgés restèrent fermes dans leur décision. Ils comprirent la ruse de Remzi-Pacha et refusèrent d'entrer en pour parlers avec lui.

Un prêtre et quelques notables eurent seulement la faiblesse de se rendre au camp ennemi; Remzi-Pacha en retint quelques-uns et renvoya les deux à Zeïtoun, avec la menace qu'il entrerait le lendemain à Zeïtoun et brûlerait toute la ville, si 1es insurgés ne consentaient pas à se rendre et à livrer les chefs.

Les insurgés, irrités par cette menace, décidèrent de répondre à Remzi-Pacha par une nouvelle attaque. Ce jour-là (21 décembre), il faisait un froid excessivement rigoureux, la neige tombait abondamment depuis le matin; vers le soir, le boran, ce terrible vent de Zeïtoun, s'était mis à souffler. Les insurgés comprirent que les soldats, gelés par ce froid glacial, seraient incapables de faire une attaque, et comme eux-mêmes, ayant l'habitude du froid, pouvaient toujours manier le fusil, ils envoyèrent quelques centaines des leurs qui, déguisés en soldats, tâchèrent de monter sur le mont Berzenga pour se jeter sur l'armée à l'improviste; la neige était si haute qu'une trentaine purent arriver jusque-là et les autres furent obligés de retourner au couvent. Ces trente, vers quatre heures du matin (22 décembre), se mirent tout d'un coup à attaquer les Turcs; ceux-ci, voyant des soldats qui tiraient sur eux, crurent qu'il y avait une trahison et se mirent à s'entre-tuer; il y eut 1,200 morts; les nôtres avaient réussi à enlever une grande quantité de munitions et a s'esquiver vers le matin.

Le 23 décembre, un épais brouillard avait enveloppé les monts et les vallées; il faisait presque nuit. Quelques bataillons de soldats en profitèrent, s'avancèrent lentement du côté du sud et réussirent à occuper, malgré une vive résistance de la part des nôtres, les quelques maisons qui restaient encore autour de la caserne.

Le 24 décembre, les soldats qui s'étaient fortifiés dans les maisons, attaquèrent la caserne, mais sans aucun succès. Les munitions des insurgés de la caserne s'étaient complètement épuisées, et il nous était impossible de leur en en voyer de la ville, car les soldats, postés dans les maisons, empêchaient toute communication entre la ville et la caserne. Les nôtres, comprenant qu'ils ne pourraient plus continuer la résistance, mirent le feu à la caserne à sept heures du soir, et sortant tous par la petite porte secrète que nous avions ouverte nous-mêmes, descendirent clans la ville. Les soldats, voyant le feu, s'étaient empressés d'assiéger les deux grandes portes de la caserne pour fusiller les insurgés qu'ils croyaient devoir sortir par là; ils attendirent en vain, et ne virent personne jusqu'à ce que la caserne tombât tout entière en cendres. Remzi-Pacha avait envoyé le soir même au palais d'Yildiz le télégramme suivant: «J'ai fait incendier la caserne avec les quatre cents Zeïtouniotes armés de Martini.» Il ne s'était aperçu de son erreur que lorsqu'il avait vu le lendemain le trou de la petite porte secrète sur le mur du côté du nord.

Le 25 décembre, le froid et la neige rendirent impossible aux insurgés de se battre en plein air; ils se retirèrent dans les montagnes de l'est et de l'ouest, et plusieurs descendirent dans la ville. Nous avons fermé par des barricades l'entrée des ponts de Gargalar, de Boz-Baïr et de Ghars, et réunis dans la ville et dans le couvent, nous avons continué la résistance.

Les 26, 27, 28 et 29 décembre, Remzi-Pacha tenta plusieurs fois de mettre le feu à la ville et au couvent: mais les hommes qu'il avait envoyés furent tous arrêtés et tués.

Le 30 décembre, le gouvernement de Marache avait envoyé deux Arméniens de cette ville à Zeïtoun, pour persuader les insurgés de se rendre en les assurant que le Sultan «était tout disposé à leur pardonner. Les insurgés les chassèrent de la ville. Quelques-uns, parmi ceux-ci, ayant commencé à démoraliser, les femmes se mirent à les insulter - «Si vous voulez aller vous rendre à l'armée turque, allez-y; nous, nous resterons ici à défendre la ville et nos enfants; et si les soldais arrivent, nous les déchirerons avec nos dents.» Il se trouva même des femmes qui, voyant leurs maris faiblir, leur arrachèrent les armes et se mirent à se battre. J'ai vu des femmes et des vieillards qui, mourant de faim ou de l'épidémie, criaient encore tout en agonisant: «Frères, mourez et ne vous rendez pas.»

Quelques femmes racontaient avoir vu, en plein jour, la Sainte Vierge qui les avait assurées de la protection de Dieu. Les vieux levaient les yeux vers le mont Bérid; selon une antique tradition, on croit à Zeïtoun que Dieu y descend aux grandes circonstances; les orages qui grondent au sommet du mont, et le terrible Boran qui en descend, sont pris pour les manifestations de la présence divine; les vieillards nous montraient le sommet du Bérid et disaient: «Attendez! notre Dieu ne va pas tardera paraître; il dirigera par là ses canons contre les Turcs, et ils seront tous dispersés.»

D'autre part, les efforts de Remzi-Pacha à prendre Zeïtoun par la ruse, nous firent pressentir que son armée avait perdu l'espoir de le prendre par force et qu'il voulait peut-être presser la fin de l'insurrection pour ne pas amener une intervention européenne. La meilleure façon de rassurer les insurgés et de les encourager à résister, ce serait de connaître exactement la situation de l'année et de l'état d'esprit du gouvernement, et nous ne pouvions avoir ces renseignements qu'en envoyant quelqu'un à Marache. Or, il n'était possible à personne, si courageux qu'on fût, de traverser l'armée qui cernait. Zeïtoun de partout. Une femme se dévoua. C'était la nommée G..., la seule femme de Zeïtoun, qui avait eu plus d'un amant; puissamment musclée, d'une âme ardente et intrépide, d'une beauté mâle et forte, elle avait passé une vie aventurière et irrégulière; dans le temps, lorsqu'elle était gardienne de vignes à Adana, elle avait même, déguisée en homme, pratiqué le rude métier de brigandage, pour envoyer des secours à ses compatriotes, en fermés dans les prisons de la ville. Dès les premiers jours de l'insurrection, elle s'était enrôlée dans la bande des combattants. Elle accepta notre proposition avec joie. Elle se déguisa en femme turcomane, prit son long fusil a silex et partit à la tombée de la nuit. «Attendez-moi, mes enfants, dit-elle en partant; grâce à Dieu, je vous apporterai de bonnes nouvelles.» Puis, elle ajouta avec dédain: «Pour servir mon pays, je supporterai les sales caresses des infidèles.» Elle revint au bout de deux jours. Elle avait réussi à traverser l'armée, elle était allée à Marache, et elle avait appris ce que nous voulions savoir; elle nous rap porta que les troupes étaient épuisées, et que le gouvernement attendait, d'un moment à l'autre, l'éventualité d'une intervention européenne. Ces nouvelles fortifièrent les insurgés, et la résistance continua plus ferme que jamais.

Du 31 décembre jusqu'au 3 janvier 1896, les troupes de Remzi-Pacha bombardèrent, sans arrêt, la ville et le couvent ; mais les boulets qui tom baient et dont la plupart n'éclataient pas, ne causèrent ni dégâts ni perte d'hommes; nous avons tout le temps continué la résistance et nous avons empêché les soldats d'avancer.

Remzi-Pacha avait alors télégraphié à Constantinople que pour occuper Zeïtoun il lui fallait encore un renfort de 50,000 soldats avec 50 canons. Sur cela, Remzi-Pacha fut destitué et remplacé par Edhem-Pacha, celui qui a été récemment généralissime de l'armée turque en Thessalie.

Notre situation devenant de plus en plus intolérable a Zeïtoun, nous avons fini par nous déci der de sortir, hommes, femmes et enfants, et de tomber, pendant la nuit, à l'improviste, sur les troupes turques par une attaque à l'arme blanche 1; nous voulions, par ce coup suprême, mettre l'ennemi en déroute ou bien mourir les armes à la main. Mais, le 5 janvier 1896, un soldat portant un drapeau blanc arriva à Zeïtoun et nous remit le télégramme suivant qui nous était envoyé par les consuls européens d'Alep:

«Aux chefs des Arméniens, à Zeïtoun,

«Nous avons reçu l'ordre de nos ambassadeurs pour intervenir entre le gouvernement impérial et vous; et la Sublime-Porte a accepté de faire un armistice provisoire durant les pourparlers de la médiation.

«Avertissez-nous immédiatement, par dépêche, à l'adresse du consul russe d'Alep, si vous acceptez ou non notre intervention.

«Alep, 4 janvier 1896. «23 Kianouni Evvel, 1311.

«Yakimanski, consul russe;

«Barthélémy, vice-consul-français;

«Parnéran, consul autrichien;

«Barenham, consul anglais;

«Vitto, consul italien;

«Zolinger, consul allemand.»

Nous avons immédiatement répondu que nous acceptions.

L'armistice commença, bien qu'il ne fût que nominal; jusqu'à l'arrivée des consuls, c’est-à-dire, pendant vingt-trois jours, les Turcs avaient cessé de bombarder, mais toutes les fois que les insurgés se hasardaient dans les rues, ils dirigeaient sur eux une sérieuse fusillade. La lamine et l'épidémie devinrent de plus en plus rigoureuses jusqu'à l'arrivée des consuls; il ne restait plus de sel, et cela commençait déjà à causer certaines maladies; le pain manquait aussi: on ne se nourrissait plus qu'avec de la viande non salée, avec des raisins secs et du rob; vers la fin, il mourait une trentaine de personnes par jour, surtout des enfants; et cependant, tous restèrent fermes jusqu'aux derniers jours dans leur décision.

Les soldats se trouvaient clans une situation plus pénible. Les bachi-bozouks, complètement découragés, avaient pris la fuite; la famine et la maladie causaient tous les jours des pertes considérables parmi les troupes. Mais ce qui les faisait le plus souffrir, c'était le froid; la neige était haute de deux mètres, et tous les jours les gardes gelaient par centaines.

Depuis le commencement jusqu'à la fin de l'in surrection, les Turcs avaient perdu 20,000 hommes, dont 13,000 étaient des soldats et le reste des bachi-bozouks. Nous avons appris ce nombre des morts par dos fonctionnaires et dos maires turcs. Nous n'avion perdu que 125 hommes, dont 60 étaient morts en se battant, et dont 65 furent lâchement frappés pendant l'armistice. Les Turcs avaient lancé, pendant toute la durée de la guerre, 5,000 boulets, dont 2,780 dans la ville même de Zeïtoun.

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1 Voici ce que dit M. le colonel de Vialar, attaché militaire de l'ambassade de France, dans ses notes rapportées de Zeïtoun.

«Le siège de Zeïtoun dura vingt et un jours, ayant commencé le 14 décembre. On jeta sur la ville 2,780 bombes, dont peu éclatèrent. Aussi les enfants s'arnusaient-ils à les ramasser au moment où elles tombaient à terre. Ils couraient les porter chez le forgeron qui en retirait la poudre et fondait le reste pour en faire des balles.

«On arracha les gouttières des maisons pour le même usage.

Les capsules venant à manquer, on y suppléa avec des bouts d'allumettes chimiques, ce qui réussit parfaitement.

Les Zeitouniotes qui combattaient étaient environ 1,500, n'ayant que de vieux fusils, à silex, y compris les 400 fusils qu'ils prirent aux soldats de la caserne. Les troupes turques (24 bataillons) comptaient environ 20,000 hommes, ayant de bonnes armes et des munitions en abondance, ajoutez à ce nombre, 30,000 bachi-bozouks, Kurdes, Circassiens, etc.

«A la fin les Zeïtouniotes, ayant épuisé leurs munitions, préparèrent un plan d'attaque à l'arme blanche.

«Ce plan consistait à attaquer, de nuit, sur plusieurs points à la fois les 10,000 soldats d'Ali-Bey.

«Peut-être auraient-ils réussi, malgré l'infériorité du nombre, à mettre les Turcs au déroute; outre que les Zeïtouniotes considèrent toutes les guerres qu'ils font comme des croisades, ils manient le poignard avec une dextérité incroyable. De plus, ils savaient que, si les troupes ottomanes, étaient entrée, dans la ville, elles n'auraient pas épargné les enfants à la mamelle; c'est pourquoi ils auraient vendu bien cher leur vie. La médiation des puissances intervint à ce moment.»

(Le supplément du Livre jaune, 1893-1896, pages 84-85.)