Zeïtoun: Le Grande Insurrection V

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La prise de la caserne

Nous avons divisé nos combattants en deux parties. Les gens des villages allèrent assiéger la caserne du sud et de l'ouest, à une distance de dix minutes; ils étaient conduits par les maires, les princes elles notables. I1 faisait encore nuit et les Turcs ne s'aperçurent pas du siège et n'y mirent aucun obstacle. Quant à nous, nous avons passé au-dessus de la caserne et nous sommes en très dans le couvent de Sourp-Asdvadsadsine; nous étions conduits par le prince Nazareth. Dans le couvent, nous avons vu la mère du prime Nazareth; celle-ci, une vieille femme de soixante-dix ans, s'approcha de son fils, tâta sa blessure pour voir si elle était grave, puis la pansa soigneusement; sa main semblait en avoir l'habitude, ayant déjà tâté les nombreuses blessures de tous ses enfants: «Mon enfant, lui dit-elle, défends bien ton pays; si tu meurs, tu auras fait ton devoir.» Puis nous avons vu le vartabed Sahag, un vieil lard boiteux et âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans; il avait l'air heureux et il rendait grâce à Dieu en s'écriant: «Sois loué, Seigneur! je craignais de mourir sans avoir encore une fois senti l'odeur de la poudre; je commençais à me dégoûter du parfum de l'encens, et je versais parfois de la poudre dans l'encensoir.» Puis il se retournait vers nous et nous suppliait de trouver un moyen pour qu'il pût lui-même prendre un fusil et tirer sur les infidèles. Nous lui avons répondu qu'il ferait bien de se contenter de nous encourager avec ses paroles ardentes. Et en effet, ce vénérable vieillard, qui autrefois de sa voix terrible avait mis en déroute les bachi-bozouks d'Aziz-Pacha, devint pour nous un grand inspirateur de courage et de patriotisme.

Peu à peu les Zeïtouniotes se mirent à quitter la ville pour venir au couvent prendre des ordres et des munitions. Les hommes du quartier Sourénian, conduits par leurs princes et par Hadji-Merguénian, allèrent assiéger la caserne du côté du nord. Les hommes du quartier Yéni-Dunia se postèrent à l'est, conduits par les princes Sarkis, Eghia et Nichan. Nous avons envoyé quelques-uns d'entre nous qui allèrent couper l'eau de la caserne à une demi-heure de distance, pour con damner les soldais à mourir de soif.

En même temps, un grand nombre d'hommes et de femmes avaient assiégé le Palais où se trouvaient le gouverneur, les fonctionnaires et un sergent avec soixante-quinze soldats.

Dès qu'il fut jour (28 octobre), nous avons commencé la fusillade. Nous étions au nombre de deux mille, mais de la caserne on ne voyait personne, nous étions tous cachés derrière des rochers et des barricades que nous avions construites à la hâte. Les officiers avaient tout d'abord trompé les soldats en leur disant que c'étaient là quelques brigands zeïtouniotes, dont les munitions se seraient épuisées jusqu'à midi et qu'il leur serait très facile d'égorger un à un. Les soldats, encouragés par ces paroles, commencèrent eux-mêmes une vive fusillade. Mais ils no tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils étaient trompés; avant midi, les insurgés, de plus en plus nombreux, avaient grimpé jusqu'au sommet de la colline et assiégé la caserne à trente mètres de distance. Les soldats tiraient sans cosse, mais sans voir personne pour pouvoir viser; tandis que les Zeïtouniotes voyaient si bien l'ennemi et visaient si justement, qu'ils avaient déjà réussi à frapper au front quelques sergents se tenant derrière les trous à fusils de la caserne. Les soldats on furent effrayés et ceux qui se trouvaient encore dans les maisons environnantes se hâtèrent d'entrer dans la caserne.

Vers midi, un jeune Zeïtouniote du nom de Manoug fit un acte d'audace: il prit le grand drapeau, courut sous une grêle de balles, alla le planter sous le mur de la caserne, à cinq mettes de distance, puis il s'assit près du drapeau, derrière une grosse pierre. Les soldats, furieux, tirèrent tous sur le drapeau, mais ne réussirent qu'à le trouer, sans pouvoir le faire tomber; le colonel avait pro mis quarante livres à celui qui lui apporterait le drapeau; un sergent arabe osa sortir de la caserne, mais une balle le cloua par terre.

Dans l'après-midi, nous avons réussi à occuper quelques-unes des maisons environnant la caserne, puis le bain, puis la maison du capitaine Cadir-Agha. Alors le colonel lit diriger les canons contre nos barricades et contre les maisons que nous avions occupées; mais avant qu'ils eussent commencé à nous bombarder, les nôtres réussirent à frapper d'une balle le sergent d'artillerie et forcèrent ainsi les soldats à rentrer les canons.

Vers le soir, quelques soldats tentèrent de sortir pour trouver de l'eau; ils étaient déguisés en femmes, mais ils no réussirent pas à nous tromper, et lorsque quelques-uns d'entre eux tombèrent sous nos balles, tous se hâtèrent de rentrer dans la caserne.

La nuit arriva; le combat se poursuivit, de plus en plus acharné; les petits enfants nous criaient par les fenêtres de la caserne: «Zeïtouniotes, nous mourons de soif, donnez-nous à boire.» Les nôtres leur répondirent: «Dites à vos pères qu'ils se rendent, et nous vous donnerons de l'eau.»

Le 29 octobre, au matin, les soldats se mirent encore une fois à nous bombarder, les Zeïtouniotes ne tardèrent pas à s'habituer aux boulets, d'au tant plus que ceux-ci ne leur faisaient aucun mal; à peine avaient-ils vu la fumée, qu'ils descendaient dans les ravins et lorsque le boulet était tombé, ils remontaient pour reconstruire les barricades renversées et pour tirer sur les artilleurs; de sorte qu'après avoir lancé en pure perte quarante boulots, les soldats furent obligés de rentrer les canons.

Vers midi, nos combattants s'emparèrent de la mosquée et do toutes les maisons qui se trouvaient autour de la caserne; ils en brûlèrent quelques-unes.

Vers le soir, le combat devint plus furieux. Maintenant il nous était très facile d'incendier la caserne, mais nous voulions la prendre pour nous emparer des armes et des munitions qui s'y trouvaient. Ce jour-là, nous avions eu trois morts et quatre blessés.

La nuit arriva. Nous avons appris que des régiments arrivaient au secours de la caserne; alors nous avons compris que nous devions nous dé pêcher de prendre la caserne. Nous avons tout d'abord envoyé dans la ville un groupe d'insurgés; ceux-ci allèrent se poster dans l'église des arméniens catholiques qui se trouvait à côté du palais; ils menacèrent les soldats se trouvant dans le palais, de les faire tous sauter au moyen de bombes à poudre qu'ils avaient avec eux.

Nous avions officiellement communiqué la même menace au gouverneur; celui-ci consentit à se rendre, à la condition d'avoir la vie sauve. Alors je suis descendu à la ville avec mes compagnons Mleh et Hratchia, et nous nous sommes dirigés vers le palais. Le gouverneur Avni-Bey, les fonctionnaires et les soldats sortirent désarmés. Nous avons envoyé le gouverneur dans la maison du prince Garabed Passilossian, et les soldats dans d'autres maisons. Nous avons trouvé dans le palais une centaine de fusils Martini et plusieurs milliers de cartouches que nous avons distribués aux plus braves d'entre nous. Nous avons chargé notre ami Mleh, avec, quelques no tables, de rester dans le palais et le surveiller.

Ce premier succès causa une joie immense aux Zeïtouniotes ; ils formèrent une procession, et en déployant les drapeaux, en chantant et en acclamant, ils nous portèrent en triomphe jusqu'au couvent.

A peine arrivé au couvent, j'ai écrit la lettre sui vante, en arménien, au gouverneur et au sergent captifs:

Monsieur le Gouverneur et Monsieur le Sergent, Nous ne sommes pas des malfaiteurs sanguinaires; nous sommes des défenseurs de notre, pays. Vous pouvez vous en rendre compte vous-mêmes; vous voyez bien que pour le salut du peuple, sans aucun but intéressé, nous avons exposé notre vie. Le paysan turc et le soldat sont aussi opprimés que nous et sont nos frères; nous aurions pu déjà faire sauter la caserne au moyen de nos bombes à dynamite, mais nous avons eu pitié de leurs femmes et de leurs enfants. Ecrivez tout de suite aux gens de la caserne et conseillez-leur de se rendre, sinon nous les brûlerons tout vifs et nous ferons sauter la caserne.

Au nom des insurgés, AGHASSI. 29 octobre 1895. Mardi soir à 8 heures.

Le gouverneur s'était effrayé en lisant ce mot do dynamite; il s'était empressé d'écrire au commandant de la caserne une lettre où il résumait le contenu de la nôtre. Il leur avait écrit qu'ils étaient perdus s'ils ne se rendaient pas. Nous avons donné cette lettre à un soldat turc qui était tombé captif entre nos mains, et nous lui avons ordonné de la porter aux gens de la caserne et de nous en apporter une réponse.

En ce moment, nous avions préparé une sorte de grande charrette en fer, à parois hautes et très épaisses; dix hommes pouvaient la pousser par derrière, et nous aurions pu la rouler jusqu'au pied de la caserne, tout en étant préservés des balles de l'ennemi parce grand bouclier mouvant. Nous avions fait apporter quelques caisses de pétrole et la pompe de la municipalité; notre intention était d'avancer au moyen de cette charrette jusqu'au pied de la caserne et de la brûler si les soldats ne se rendaient pas. C'est notre ami Abah qui surveillait tous ces préparatifs; c'est lui, d'ail leurs, qui sans avoir un instant dormi depuis deux jours, s'était tout le temps jeté 'au devant du danger et avait conduit nos combattants par son ardeur et par son audace.

Nous avions montré la charrette et déclaré notre intention au soldat qui portait notre lettre. Il se rendit à la caserne. Des deux côtés la fusillade cessa pour une demi-heure; un de nos combattants cria à plusieurs reprises d'une voix tonnante: «Nous vous brûlerons, nous vous brûlerons, si vous ne vous rendez pas».

Au bout d'une demi-heure, on nous cria de la caserne: «Nous voulons bien nous rendre, mais nous nous rendrons à vos chefs». Peu après nous avons entendu une sonnerie de trompette; les soldats de la caserne voulaient s'assurer par ce moyen si ceux du Palais s'étaient rendus; de la ville une sonnerie de trompette leur répondit. Alors deux coups de canon, partis de la caserne, nous annoncèrent que l'ennemi se rendait.

Ceci se passait deux heures avant minuit. Nous avions cessé le combat, mais nos insurgés ne bougèrent pas de leur place ; nous avons attendu jus qu'au matin, armes en main.

Le mercredi, 30 octobre, au point du jour, les gens de la caserne se mirent à sortir; ce furent d'abord les femmes, puis les hommes; ils étaient au nombre de sept cents ; ils passèrent tous sous les épées levées d'Abah, de Mleh, de Hratchia et du vartabed Bartholoméos. Le colonel, avec ses officiers, vinrent me trouver près de la mosquée, où je les attendais avec les princes et entouré de quelques milliers de combattants; ils déposèrent leurs armes et déclarèrent qu'ils étaient nos captifs; je leur ai répondu que nous les considérions comme nos hôtes et qu'ils pouvaient être sûrs de leur vie et de l'honneur de leurs femmes. Nous les avons placés dans les maisons arméniennes et nous avons rigoureusement ordonné aux combattants de tic pas toucher aux bijoux et aux ornements dont les femmes turques étaient chargées; les Arméniennes de Zeïtoun leur firent d'ailleurs un accueil amical; elles leur distribuèrent des fruits, des confitures et leur donnèrent à boire. Nous avons mis les soldats dans le palais.

Ce fut une journée de gloire et d'allégresse pour le peuple de Zeïtoun.

A midi, nous sommes entrés dans la caserne. Nous y avons trouvé bien plus de choses que nous ne pensions. Toutes les chambres étaient meublées avec une magnifique opulence; il y avait des ta pis précieux, des châles de Lahore et de Tripoli, des couverts d'argent, des assiettes en faïence, de grandes glaces richement encadrées, des coffres tout pleins de vêtements d'hommes et de femmes et de belles étoffes de satin, de velours ou de soie qu'on avait fait venir de Damas ou d'Europe. Ces richesses nous frappèrent d'étonnement et de tristesse; nous nous sommes demandé comment ces officiers, avec leurs trois cents piastres (à peu près soixante francs) d'appointements, les avaient pu accumuler dans l'espace de quelques années; et nous avons compris alors ce que devenait l'argent si durement gagné par les paysans arméniens.

Avec ces objets de luxe, nous avons ou la joie, de trouver dans la caserne une grande quantité de munitions, d'armes et do provisions; il y avait quelques centaines de fusils Martini, cent-vingt mille cartouches, deux canons de Krupp avec cent soixante-dix boulets et deux gros barils de poudre, deux dépôts d'orge, deux dépôts de riz, et de haricots, un dépôt de sel, une trentaine de poêles, quarante mille kilogrammes de farine, une grande provision de paille, trente bidons d'huile, deux mille chaussettes, trois cents uni formes de soldats, seize mulets d'artillerie, une vingtaine de chevaux et une pharmacie pleine de toutes sortes de médicaments.

Nous avons distribué les armes elles cartouches aux plus braves de nos Zeïtouniotes et de nos paysans. Cette distribution ne fut pas sans dispute ; tous voulaient avoir de bonnes armes; il y eut même des femmes qui pleuraient do rage parce que nous n'avions pas pu leur en donner. Après la distribution d'armes, nous avons donné l'ordre au peuple de partager les objets se trouvant dans la caserne, ce qui fut fait en deux heures.

Le soir, les princes de Zeïtoun, les notables et les chefs religieux tinrent une assemblée dans la caserne. Ils commencèrent par nous féliciter et nous remercier, nous, les quatre organisateurs do la défense; puis ils haranguèrent le peuple et déclarèrent que le Zeïtoun était maintenant gouverné, non par des Turcs, mais par des Arméniens et qu'il fallait leur obéir avec une discipline rigoureuse: «Frères, disaient-ils, montrons aux Turcs que nous sommes aussi disciplinés que braves et que nous méritons véritablement la liberté puisque nous pouvons nous gouverner.»

La nuit nous sommes allés en pèlerinage au couvent de Sourp-Asdvadsadsine. Les prêtres vinrent au-devant de nous tenant en mains des croix, des évangiles et des encensoirs, ils nous conduisirent dans l'église, ils posèrent sur l'autel les épées que nous avions prises aux officiers turcs et les bénirent. Le vieux vartabed Sahag les embrassait en bénissant; puis nous sommes sortis et passant au milieu de la foule qui attendait là pour nous acclamer, nous sommes allés nous reposer.

Quelques jours plus tard, le peuple revint à la caserne avec une nombreuse procession que précédaient les prêtres en comme de cérémonie.

Sur la demande du peuple, nous avons prié les prêtres de bénir toutes les parties de la caserne, puis nous avons dressé au faîte une grande croix d'argent au bout d'une perche, avec un grand drapeau aux couleurs nationales. Ainsi s'accomplissait la prophétique parole du Catholicos Meguerditch, qui avait posé, il y a seize ans, la première pierre de ce bâtiment: la caserne turque devenait une forteresse arménienne.