Zeïtoun: Le Grande Insurrection IX

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Nos incursions à Yénidjé-Kalé et la délivrance des missionnaires franciscains

Jusqu'au 17 novembre, notre troupe de combattants, composée en grande partie d'Alabachiotes, conduite par Khatcher-Kaiïa et par Hadji-Mardiros Chadalakian, avait écrasé les grands seymen de Kurtul et de Nédirli, avait incendié ces villages et s'était approchée du village de Keuchirgué où les ennemis s'étaient concentrés; le 17 novembre, les Arméniens réussirent à entrer dans ce village et à s'en rendre maîtres; puis ils s'approchèrent du village de Kaïchli; leur but était de détruire cette dernière position des ennemis pour pouvoir délivrer les Arméniens demeurant dans la commune de Yénidjé-Kalé, ainsi que les missionnaires franciscains qui, quelques jours auparavant, avaient envoyé un homme à Zeïtoun pour de mander notre protection.

L'ordre des Franciscains de Terre-Sainte avait trois missionnaires et trois couvents dans la commune de Yénidjé-Kalé. Leur supérieur était le père Salvatore Lili, qui était né en Italie. Il demeurait toujours dans le couvent du village de Moudjik-Déré, il était aimé et respecté par le peuple pour sa bonté et sa douceur. Le père Emmanuel Trigo restait dans le couvent de Douncala, le père Emmanuel Garcia restait dans le couvent de Yénidjé-Kalé.

Après le massacre de Marache, le père Emmanuel Garcia avait pressenti le danger qui les menaçait, et il avait plusieurs fois écrit au gouverneur de Marache en le priant d'envoyer des soldats à Yénidjé-Kalé pour les défendre ou pour les conduire à Marache, mais le gouverneur n'avait jamais répondu.

Au contraire, les missionnaires franciscains avaient plusieurs fois entendu les paysans turcs se raconter entre eux que Cadir-Bek, à Marache, avait donné l'ordre aux gendarmes d'aller à Yénidjé-Kalé, en faire sortir les Franciscains, sous le prétexte de les conduire à Marache, de les assassiner en route. Ce tyran avait une haine personnelle qu'il nourrissait depuis longtemps contre les Franciscains, dont la présence dans ce district avait été depuis quinze ans un puissant obstacle aux invasions des tribus turcomanes. En outre, le peuple turc et le gouvernement étaient depuis quelque temps très excités contre les missionnaires américains ou européens qu'ils considéraient comme des semeurs d'idées révolutionnaires. Il y a trente ans, le gouvernement permettait volontiers à ces missionnaires de se répandre par toute l'Arménie et de convertir les Arméniens au protestantisme ou au catholicisme; il voyait là un excellent moyen de diviser les Arméniens et de jeter la discorde parmi eux; et, en effet, les premiers temps, des discordes éclatèrent parmi les Arméniens grégoriens, protestants et catholiques; le gouvernement, très satisfait, encourageait de plus en plus les missionnaires. Mais les écoles ouvertes par ces missions, ainsi que les écoles fondées par les sociétés arméniennes produisirent une jeunesse instruite, et alors tout changea: cette nouvelle génération, nourrie d'idées européenne-, s'éleva au-dessus des divergences religieuses, et, unie dans un grand sentiment de fraternité nationale, tourna son attention contre les abus et les injustices du régime régnant. Ce mouvement causa une grande inquiétude au gouvernement, qui crut alors avoir commis une faute en laissant pénétrer les missionnaires en Arménie. J'ai en tendu moi-même quelques hauts fonctionnaires turcs s'en plaindre: «Nous avons commis une grosse faute, disaient-ils, en laissant ces missionnaires se répandre en Arménie; ils ont ouvert des écoles, ils ont éclairé le peuple et lui ont donné des idées subversives, et ils ont introduit avec eux l'intervention de leur gouvernement dans toutes les affaires intérieures du pays; ils ont en chaîné notre liberté d'action.»

Le Père Salvatore avait déjà cessé de compter sur la protection du gouvernement; il eut l'idée d'inviter Kutchuk-Agha, le maire du village turc de Kaïchli, à venir avec ses hommes défendre son couvent en échange d'une somme qui lui serait payée chaque jour.

Le samedi 16 novembre, l'après-midi, deux bataillons conduits par le colonel Mazhar-Bey, étaient venus camper entre Moudjik-Déré et Kaïchli, qui étaient à deux kilomètres de distance l'un de l'autre.

Le lundi 18 novembre, au point du jour, Mazhar-Bey s'était rendu, avec un détachement de soldats, au couvent de Moudjik-Déré, et les autres avaient assiégé le village. Le Père Salvatore était allé au-devant du colonel et l'avait prié de prendre tous ses biens mais d'épargner sa vie. Mazhar-Bey lui avait répondu: «Je suis venu prendre ta vie.» Sur ces mots, les soldats attaquèrent le Père Salvatore, lui déchirèrent la cuisse à coups de baïonnette 1, et, après l'avoir dépouillé de tout ce qu'il possédait, le traînèrent jusqu'au camp avec ses onze élèves arméniens catholiques, ses orphelins et ses domestiques.

Ensuite, les trompettes ont sonné, les réguliers et les bachi-bozouks ont attaqué le village, et se sont mis à massacrer, à piller et à incendier. Ordre leur était donné de ne pas laisser un seul Arménien; ils comptaient faire la même chose à Yénidjé-Kalé, et en supprimant, ainsi tous les té moins du crime, ils pensaient attribuer le meurtre des missionnaires aux Zeïtouniotes 2. Heureusement, quelques jeunes Arméniens avaient réussi à s'enfuir à Yénidjé-Kalé, et annoncer aux deux autres missionnaires le crime commis à Moudjik-Déré.

Les deux missionnaires s'étaient réunis dans le couvent de Yénidjé-Kalé, ayant avec eux un frère lai qui venait d'arriver de l'Espagne ainsi que tous les paysans arméniens; ils attendaient la mort. Mais quelques Arméniens avaient pu arriver près de la troupe des combattants d'Alabache et l'avaient averti du danger qui menaçait les habitants de Yénidjé-Kalé. Nos combattants changèrent de route et se dirigèrent vers Yénidjé-Kalé. Vingt-deux Zeïtouniotes d'entre eux y sont arrivés les premiers, avant que les soldats aient quitté Moudjik-Déré, lis se sont dirigés vers le couvent, en ont fait Sortir les missionnaires, avec leurs pro fesseurs, leurs élèves et leurs domestiques, et se sont, dépêchés de les conduire jusqu'à Fournous où ils sont arrivés le lendemain. Ils y ont trouvé un accueil cordial de la part du supérieur, le vartabed Bartholoméos. Le jour suivant, ils sont venus à Zeïtoun, où nous les avons établis dans l'église des Arméniens catholiques.

Après le départ des missionnaires, les paysans turcs de Yénidjé-Kalé se sont rués dans le couvent et se sont mis à le piller. Un peu après Mazhar-Bey y arriva avec ses soldats; ceux-ci se préparèrent à massacrer les Arméniens du village, lorsque nos combattants se découvrirent, attaquèrent les Turcs; la position qu'occupaient ceux-ci était très avantageuse; mais peu après, soixante-douze Arméniens de Zeïtoun et de Fournous, ayant à leur tète le vartabed Bartholoméos, Kévork Bel-dcrian, Panos Cham-Kéciehian, Tcholakian et Hratchia, arrivèrent de Gaban par le chemin d'Androun, cornèrent les ennemis et les attaquèrent; le combat dura jusqu'au soir; les ennemis se retirèrent à Kaïchli après avoir laissé quarante morts, plusieurs blessés et des chevaux 3. Après la fuite des Turcs, nos combattants firent sortir de leurs cachettes les Arméniens de Yénidjé-Kalé, et les envoyèrent à Fournous; eu mêmes se retirèrent vers Xédirli n'ayant plus de munitions pour continuer le combat.

Le 22 novembre, Mazhar-Bey partit avec ses bataillons à .Marache, après avoir incendié les couvents des missionnaires et les villages arméniens; ils avaient avec eux le Père Salvatore; lors qu'ils ont passé la rivière du Kursul, les soldats ont sommé le père Salvatore d'embrasser l'islamisme, et lorsqu'il a refusé, Mazhar-Bey a donné l'ordre a ses soldats de le tuer avec ceux qui l'accompagnaient, puis de les brûler.

Cinq jours plus lard, quelques nouveaux bataillons arrivèrent de Marache, et nos combattants furent forcés de se retirer à Alabache.

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1 Dans la brochure que j'ai publiée dernièrement, à Paris, sur l'assassinat du Père Salvatore, j'avais écrit que le Père Salvatore avait été tué dans le couvent, tandis qu'en vérité il y avait été seulement blessé, et il était mort plus loin; j'avais suivi le récit des témoins qui étaient venus à Zeïtoun et qui nous avaient raconté l'événement de cette façon. M. de Vialar mentionne dans son rapport celle version inexacte dans les lignes suivantes:

«Quelques témoins qui ont assisté à cette scène ont cru que le P. Salvatore avait été tué ce jour-là. Réfugiés plus lard à Zeïtoun, ils y annoncèrent que le P. Salvatore avait été lue à coups de baïonnettes dans son couvent. C'était une erreur. Ce jour-la il n'avait été que blessé; il no fut lue que linéiques jours après.» (Voir Livre Jaune de 1893-1897 page 253)

2 Le passage suivant, du colonel de Vialar, confirme ce que je viens d'avancer: «Cette enquête a été faite, mais elle a été conduite avec peu de précision; j'ai eu a lutter pour arriver à faire poser des questions toutes naturelles; mes collegues ottomans me tenaient en étal tic quarantaine morale; je n'existais pour eux qu'à l'heure de l'instruction et des repas. Tous ces signes permettent de penser que certains membres au moins dela commission étaient désireux d'obscurir la vérité, de disculper les troupe du massacre commis par elles, et d'en rejeter la responsabilité, autant que possible, sur d'autres, sur des Zeitountes ou des bachi-bzouks.» (Voir Livre Jaune, 1893-1897, page232)

3 Voici le passage où M. de Vialar raconte ce combat: «Une bande d'insurgés de Zeïtoun, de Fernez, de Guében, etc., opérait dans la région. Mazhar Bey dut se porter à sa rencontre avec une partie de son contingent, et il eut avec elle quelques engagements près de Buyuk-Keuy. Bien que très supérieur en nombre, malgré un armement supérieur, l'avantage ne lui resta pas. Nous en trouvons le témoignage dans les dépositions mêmes de ses deux bimbachis (majors) et nous apprenons d'eux que, laissant au feu les troupes avec lesquelles il était parti, il retourna au camp de sa personne, sous le prétexte d'y chercher du secours en hommes et en munitions. - «Les malfaiteurs se sont précipités sur nous, nous ont cernés et j'ai été blessé au pied», dit le guide Ahmed ben Hussein.» (Voir Livre Jaune, 1893-1897, page 234)