Zeïtoun: Le Grande Insurrection IV

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Le combat de Pertous-Tchaï et Djellad

Les autorités de Zeïtoun avaient eu des nouvelles do notre assemblée et s'étaient troublées; elles avaient déjà échangé plus d'une dépêche avec la Sublime-Porte. Après le départ des maires, nous reçûmes une lettre du village d'Andréassenk; cette lettre nous avertissait que des délégués arméniens, envoyés par le gouvernement, étaient arrivés dans ce village et voulaient nous voir pour nous communiquer des nouvelles heureuses.

Je m'empressai de me rendre à ce village. Les délégués se composaient de trois personnes, le prêtre Der-Garabed, Asvadour-Agha Ezéguiélian et le maître d'école Avédik Ghiskhanian. Le prêtre me remit un télégramme qui portait la signature du patriarche Izmirlian et était adressé au président de l'assemblée religieuse de Zeïtoun; il nous était transmis par le gouverneur de Zeïtoun. Voici, en résumé, la teneur de ce télégramme:

«Selon les renseignements qui nous sont par venus, des troubles ont eu lieu aux environs d'Alabache; ces jours-ci Sa Majesté le Sultan a accepté d'exécuter un projet de réformes pour ses fidèles sujets arméniens, et ces réformes seront réalisées dans peu; par conséquent, si les troubles continuent, vous-mêmes vous en serez; responsables.»

Nous doutâmes de l'authenticité de ce télé gramme, nous comprimes bien que ce n'était là qu'un piège tendu par le gouvernement et mms tâchâmes d'en persuader les délégués. Nous con sentîmes quand même à rester tranquilles pendant douze jours pour voir comment le gouvernement exécuterait les réformes.

Je retournai à Karanlik-Déré, et nous étions déjà en train d'envoyer des instructions aux paysans des villages dos environs pour qu'ils attendent quelque temps, lorsque ce jour-là même, des courriers arrivèrent des environs et nous apportèrent de tristes nouvelles.

Celui qui arrivait de Marache, avait à peine réussi à sauver sa vie, et était venu se réfugier auprès de nous; les Turcs avaient attaqué le marché de Marache et le quartier Caramanli, ils avaient pillé et massacré les Arméniens, puis ils avaient attendu sur le chemin des vignes et avaient tué ceux qui en revenaient. Nous avons appris par ce courrier qu'à Marache aussi le gouvernement avait envoyé le même télégramme aux chefs religieux arméniens, en leur ordonnant de réunir dans les églises leurs ouailles, des jeunes garçons jusqu'aux vieillards et de leur annoncer la nouvelle des réformes accordées par le Sultan. L'intention du gouvernement était de brûler les Arméniens tous ensemble dans les églises comme cela arriva plus tard à Orfa. Mais un incident particulier devança l'exécution de ce dessein: là nuit du 24 octobre, un Arménien ayant tué un brigand turc du nom de Keïneksiz-Oghlou qui voulait le piller, le père du brigand, impatient de venger la mort de son fils, ne voulut pas attendre le jour fixé par le gouvernement, réunit le lendemain un grand nombre do musulmans et attaqua les Arméniens du quartier Caramanli.

Le courrier de Zeïtoun nous rapporta que la veille deux cents soldats étaient arrivés en secret à la caserne.

Dans le village Aghali, un capitaine était arrivé du côté de Hadjin avec ses deux fils et son domestique; cet homme avait excité les Circassiens et Turcs de Goguisson et voulait partir pour Marache dans l'intention d'en amener des soldats pour commencer le massacre. Il avait déjà eu l'imprudence d'en faire la menace aux Arméniens. Les gens de Fournous, devenus furieux, le tuèrent avec ses deux fils.

A la fin, je reçus du maire d'Alabache, Khatcher kaia, une lettre ainsi conçue: «Un grand nombre de réguliers et de bachi-bouzouks sont arrivés ici, ont brûlé nos maisons se trouvant sur la rive méridionale du Djahau; notre existence est en danger; dépêchez-vous d'arriver à notre se cours.»

Alors nous avons compris clairement le jeu du gouvernement; attendre encore un peu, c'était notre perte. Nous avons modifié nos décisions et nous avons envoyé partout un appel aux Arméniens des environs pour qu'ils se réunissent à Alabache dans la vallée de Tchukhir-Déré. Nous fûmes les premiers à nous y rendre; nous avions avec nous le maire de Mavenk, Hadji-Mardiros Chadalakian avec ses trente combattants.

Le samedi matin 26 octobre, nous sommes arrives à Tchakhir-Déré; nous y avons trouvé deux cents Arméniens d'Alabache qui s'y étaient déjà réunis, les uns armés et les autres sans armes. Vers midi, de nouvelles bandes arrivèrent de Télémélik et de Fournous, ayant à leur tête le prêtre Der-Mardiros; ensuite arriva la bande d'Avak-Gal, avec laquelle se trouvait un des chefs d'insurgés de Zeïtoun, Hadji-Panos Cham-Kéchichian, accompagné de ses combattants. Chaque bande était précédée d'un drapeau rouge. Le soir, le prince Nazareth Yéni-Dunia vint nous rejoindre avec soixante combattants, parmi lesquels se trouvaient les deux fils de Babig-Pacha, Avédis et Avédik. Nous l'avons reçu avec des acclamations enthousiastes.

Nous finies poster les insurgés par bandes à des endroits différents. Quelques collines nous séparaient de l'ennemi. Le fleuve Djahan coulait entre nous deux et formait une barrière. Deux cents soldats avaient dressé leurs tentes sur la rive méridionale du fleuve, au sommet d'une colline, près du village turc de Maskhitli. Un grand nombre de softas allaient et venaient parmi eux; on leur distribuait des armes et des munitions.

La première chose que nous avons faite, ce fut d'envoyer à Ghelavouz-Déré quelques-uns des nôtres qui coupèrent les fils télégraphiques mettant en communication le Zeïtoun avec Albisdan et Marache. Puis, nous avons tenu un conseil de guerre et nous avons décidé d'attaquer nous-mêmes l'ennemi.

Pour nous effrayer, les Turcs avaient allumé des feux en grand nombre. Sans en être troublés le moins du monde, nous avons fait nos préparatifs; nous avons désigné cent cinquante combattants qui devaient, conduits par Djellad et par Khatcher-Kaiïa, passer le fleuve le lendemain matin et attaquer l'ennemi par devant et par derrière.

Malheureusement, la plupart de nos combattants, ne sachant pas nager, quarante-sept hommes avaient seuls pu passer le fleuve et tâché, malgré leur petit nombre, de cerner les soldats des deux côtés. Les autres se rangèrent avec nous sur le bord septentrional du fleuve, en lace de l'ennemi.

Tandis que nous nous préparions à commencer le combat, nos compatriotes avaient eu déjà un succès d'armes à Fournous. Un major y était armé de Marache avec huit gendarmes et des fonctionnaires, pour ouvrir une enquête sur l'affaire des Kurdes tués par Djellad; il avait traversé les villages de Télémélik et de Boughourlou, où il avait fait battre et torturer des paysans arméniens, sous prétexte qu'ils avaient donné l'hospitalité aux assassins des Kurdes; les opprimés s'étaient adressés à leurs compatriotes de Fournous et avaient demandé leur protection; cent cinquante personnes de Fournous étaient allées assiéger le major au moment où il traversait le passage de Seg avec trois cents émigrés circassiens qui se rendaient à Damas: ils n'avaient pas touché aux Circassiens, selon la seconde décision de notre assemblée, ils avaient seulement tué le major et ses gendarmes.

Le dimanche matin arriva (27 octobre). Djellad, qui avait été le premier à passer le fleuve, donna le signal du combat: son premier coup de fusil tua un sergent qui était en train de chanter la formule prescrit; pour appeler les soldats a la prière. Une fusillade commença des deux cotes. Nous aussi nous tirions sur les Turcs, mais la distance était grande, et la plupart d'entre nous n'ayant que des fusils à silex, nos balles n'arrivaient pas toutes jusqu'à l'ennemi. Alors, le prince Nazareth, inquiet de l'issue de ce combat à forces inégales, poussa son cheval en s'écriant: «Suivez-moi, mes enfants!» Soixante combattants le sui virent ; ils traversèrent le fleuve malgré la pluie de balles que les ennemis faisaient tomber sur eux.

Le combat se poursuivit avec plus d'acharne ment. Au bout de quatre heures, les ennemis, découragés, étaient en train de s'enfuir, lorsque trois mille bachi-bozouks arrivèrent à leur se cours et se mirent à cerner les nôtres. La résistance devenait impossible contre des forces aussi considérables; nous finies signe aux nôtres de retourner près de nous; ils descendirent dans la vallée de Pertous-Tchaï pour passer le fleuve, mais les ennemis s'empressèrent de les poursuivre et de les attaquer. Un massacre était inévitable, si notre ami Abah ne s'était dévoué pour les sauver. Abah avait un bon winchester, que nous avions surnommé Ordou-Bozan (destructeur d'armée); il sortit de sa cachette, et, ayant avec lui un petit groupe de bons tireurs, il s'avança jusqu'au bord du fleuve, et tous se mirent à tirer sur les ennemis dont ils tuèrent un bon nombre. Les Turcs tournèrent leur attention sur ce groupe, dirigèrent leurs balles sur eux, sans réussir à en atteindre un seul; en ce moment, nos compagnons purent passer le fleuve et arriver jusqu'à nous. Le combat cessa.

Pendant ces quatre heures de combat, les ennemis avaient perdu trente-trois des leurs et avaient eu quelques dizaines de blessés; de ceux des nôtres qui avaient passé le fleuve, trois seulement étaient morts et quatre blessés.

L'un de ceux qui étaient morts, c'était Djellad. Les ennemis avaient tourné leur attention sur lui et sur le prince Nazareth, qui tous les deux, par leurs costumes militaires et par leurs fusils Martini se distinguaient parmi les autres. Au dernier moment, lorsque leurs munitions s'étaient épuisées, ils avaient voulu repasser le fleuve; le prince Nazareth, malgré une blessure à la jambe, avait réussi à le traverser, mais Djellad avait été arrêté dans sa marche par une balle qu'il avait reçue dans le ventre et qui l'avait abattu par terre; les ennemis étaient arrivés, lui avaient coupé la tête et l'avaient envoyée à Marache, pour qu'on la promenât dans les rues.

Djellad était un homme renommé dans toute la partie montagneuse de la Célicie pour sa bravoure, son audace et son fier caractère. Il était né dans le village de Dache-Olouk; son nom de baptême était Garabed Ghir-Panossian, et c'est pour ses exploits qu'on lui avait donné le surnom de Djellad (le Bourreau). Il avait mené une vie irrégulière, toujours en révolte contre le gouvernement et ses injustices. Il avait souvent défendu les paysans opprimés contre les fonctionnaires féroces ; et bien que plus d'une fois il eût dévalisé la poste du gouvernement, il était toujours sans argent, parce qu'il donnait aux pauvres tout le butin qu'il ra massait. Lorsqu'il apprit le danger de massacre qui menaçait ses compatriotes, il fut l'un des premiers à se ranger parmi les insurgés et sa présence ravivait l'ardeur de nos combattants. Sa mort fut une perte considérable pour nous; tous les insurgés le pleurèrent. Ils se désolaient surtout de ce que Djellad fût mort sans avoir pris la sainte communion; le vartabed lui avait d'avance signifié qu'il ne lui donnerait la communion que s'il apportait trente têtes de Turcs, et il avait à peine eu le temps d'en apporter treize.

Nous nous sommes assemblés encore à Tchakir-Déré, et nous avons envoyé les blessés à leurs maisons. Après un moment de repos, nous avons laissé cent Alabachiotes en face de l'ennemi et nous sommes partis vers midi à Zeïtoun. Le prince Nazareth ne donna aucune importance à sa blessure; la balle avait seulement frôlé l'os, mais elle était restée dans la chair; d'un mouvement dédaigneux, il fendit sa jambe avec un couteau, en retira la balle, puis sauta sur son cheval et marcha à notre tète sur Zeïtoun. Le soir, après que la nuit fut tombée, nos Alabachiotes, irrités de l'insuccès de notre première tentative, avaient encore une fois attaqué les ennemis et les avaient mis en fuite jusqu'à deux heures de distance, à Nal-Tchékén.

Ce jour-là une agitation populaire avait eu lieu à Zeïtoun. Le gouverneur et le colonel avaient déjà télégraphié à Marache au sujet de notre combat, mais les fils télégraphiques étant coupés, ils n'avaient reçu aucune instruction décisive; ils avaient donné l'ordre aux officiers d'entrer dans la caserne avec leur famille. Le peuple, surexcité, s'était déjà soulevé et avait assiégé, le Palais du gouvernement.

Notre bande allait eu grossissant; les Alabachiotes avaient communiqué partout la nouvelle de l'insurrection. De tous côtés arrivèrent des paysans armés on grand nombre; parmi tous se distinguait la bande conduite par le vartabed Bartholoméos de Fournous; celui-ci portait une croix sur la poitrine et un grand sabre dans la main droite: «N'ayez pas peur, mes enfants, s'écria-t-il, grande est la puissance de la Croix et de l'épée.»

Sur le mont Chembek nous avons rencontré deux cents jeunes combattants, conduits par le prince Sarkis, frère de Nazareth Hadji-Merguénian arriva aussi avec une bande nombreuse. Nous étions maintenant au nombre de sept cents; nous avons passé la nuit au pied du Ghembek, dans le village arménien de Khakhdodz. Après un repos de cinq heures, nous avons tenu un conseil de guerre, et vers le matin nous nous sommes mis en route. A l'aube, nous étions arrivés dans les vignes de Saghir, et nous nous préparions à assiéger la caserne.