Zeïtoun: Histoire de Zeïtoun XVI
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L'insurrection de Babig-Pacha Yéni-Dunia
Le gouvernement turc, une fois entré à Zeïtoun, voulut obtenir définitivement par la ruse ce qu'il n'avait pu avoir par la force. Il s'efforça de transformer les mœurs et les coutumes du district, de détruire l'autorité des princes, pour arriver à supprimer l'esprit de discipline dans le peuple.
Dans ce but, le gouvernement se mit à honorer et à protéger des hommes insignifiants, plutôt les gens intéressés que les braves. Ceux-là devinrent en quelque sorte les espions du gouvernement. De la sorte, l'influence des princes de Zeïtoun diminua, des discordes éclatèrent dans le peuple.
D'autre part, une pression économique commença à peser sur le paysan arménien La vie était devenue dure pour les Zeïtouniotes que les gouverneurs turcs opprimaient et exploitaient maintenant. Cet état de choses devint si insupportable, qu'au bout de quelques années les Zeïtouniotes s'insurgèrent contre le gouvernement pour se débarrasser de son joug.
Le Caïmacam (gouverneur), qui se trouvait en ce moment à Zeïtoun, s'appelait Davoud Niazi. Cet homme était détesté par les Zeïtouniotes pour sa conduite tyrannique. Un soir, il tua, après l'avoir longtemps torturé, son domestique arménien, qu'il avait voulu violer. Cet incident excita l'indignation elle dégoût dans l'âme des Zeïtouniotes, qui, ne pouvant plus se tenir, attaquèrent (le 15 juin 1876) le palais du gouverneur et la mosquée et les brûlèrent; celui qui dirigeait cette fois les insurgés Zeïtouniotes, c'était le prince Babig Véni-Dunia.
Ce prince était tellement aimé par les insurgés pour son habileté et sa bravoure qu'ils lui donnèrent le titre de pacha. C'était un homme de haute taille, solidement bâti et d'une mâle beauté; il était d'une nature généreuse, impartiale et sévère; profondément désintéressé, il perdit toute sa fortune dans cette noble entre prise d'insurrection qu'il dirigea. Les Zeïtouniotes le considérèrent comme un commandant modèle.
Babig-Pacha enferma le gouverneur et le juge pendant trois jours dans un sac d'ordures, en punition du crime odieux d'avoir voulu souiller un jeune Zeïtouniote; puis tous deux furent chassés à Marache, au milieu des huées du peuple, et le Zeïtoun se proclama encore une fois indépendant. La guerre russo-turque venait d'éclater en ce moment, le gouvernement turc était occupé avec son grand ennemi. Il fut obligé d'attendre un moment plus propice pour soumettre le Zeïtoun. Seulement, les Turcs de Marache et des environs furent affranchis de l'obligation d'aller se battre contre les Russes parce qu'ils avaient présenté une pétition à la Sublime-Porte en disant : «Nos Russes sont ici tout près.» Ils reçurent l'ordre d'assiéger le district de Zeïtoun.
L'hiver était arrivé, et les Zeïtouniotes souffraient .du manque de provisions; le gouverne ment leur proposa de se soumettre ; Babig-Pacha, à la tête de trois cents combattants, répondit à cette proposition par une invasion nouvelle. En plein décembre, ils traversèrent les montagnes où s'élevaient deux mètres de neige, attaquèrent les villages turcs Tanour, Deunghel, Kurtul et Nédirli, les incendièrent et pillèrent, et ils en apportèrent à Zeïtoun des provisions en abondance.
Les Turcs de Marache tombèrent encore une fois dans une grande épouvante. Babig-Pacha menaçait d'occuper et d'incendier cette ville où se con centrait la richesse de tout le pays et qui était le grand et perpétuel danger pour Zeïtoun. Les autorités locales n'avaient pas en ce moment assez île forces militaires pour défendre la ville: elles tirent appel à toutes les tribus musulmanes pour marcher contre Zeïtoun, qu'elles pressentaient comme un grand ennemi de la religion.
Aucune des tribus ne répondit à l'appel du gouvernement. Les Turcs ayant été vaincus dans leur campagne avec les Russes, les musulmans étaient partout découragés, en croyant que la fin de l'Islam était arrivée. Des milliers de mères turques maudissaient le Sulian comme la cause de leur malheur. Des bandes de brigands turcomans, des soldats fuyards su réfugiaient dans des positions fortifiées du Taurus.
Seuls d'entre toutes ces tribus turcomanes, les Bozdoghan, conduits par leur chef Boïraz-Oghlou, se rendirent à l'appel du gouvernement; mais au lieu de marcher contre le Zeïtoun, ils allèrent s'établir dans la plaine de Gaban.
Ces musulmans, loin de défendre leur religion, se mirent à opprimer non seulement les paysans arméniens, mais les paysans turcs aussi; ils ravagèrent leurs plantations en y lâchant leurs chevaux et leurs bestiaux. Les maires des villages turcs, voyant que le gouvernement, loin de les protéger, leur avait envoyé un nouveau fléau, se virent obligés do s'adresser aux Arméniens. Les Turcs et les Arméniens de Gaban signèrent ensemble une pétition et l'envoyèrent avec des présents à Babig-Pacha; dans cette pétition, ils reconnaissaient le prince de Zeïtoun comme le maître absolu de leur pays et imploraient sa protection contre Boïraz-Qghlou.
Babig-Pacha accepta la proposition qui lui fut faite, et prenant avec lui soixante-douze de ses meilleurs combattants, il marcha contre les Bozdoghan.
Vers le matin, ils attaquèrent les ennemis. Babig-Pacha s'avançait du côté de la plaine, avec douze cavaliers, vingt-deux fantassins descendaient des montagnes derrière l'ennemi; les autres s'étaient mis à l'affût aux flancs de la montagne. Boïraz-0ghlou, voyant le petit nombre des Zeïtouniotes, s'avança avec dédain vers Babig-Pacha, accompagné de ses cavaliers; ses fantassins s'élancèrent vers les fantassins arméniens.
Un combat acharné commença. L'arrangement stratégique du prince arménien était tellement ingénieux que les ennemis furent bientôt écrases, malgré leur nombre considérable. Babig tua du premier coup Boïraz-Oghlou; une dizaine de cavaliers tombèrent en même temps, les fantassins arméniens tuèrent un grand nombre de leurs ennemis. Les autres, en voyant que leur chef était frappé, se mirent à fuir; les Zeïtouniotes les pour suivirent longtemps, puis ils retournèrent victorieux à Zeïtoun, prenant avec eux les chevaux, les bestiaux et tous les objets que les ennemis avaient laissés en s'enfuyant.
Cet événement répandit l'effroi dans les environs de Zeïtoun; le gouvernement lui-même en devint très inquiet; mais de nouveaux désordres ayant éclaté en même temps, il ne put encore trouver assez de force pour soumettre le Zeïtoun.
Un de ces désordres, c'était le soulèvement des Cozan-Oghlou, qui voulaient imiter l'exemple des Zeïtouniotes.
Le fils de Youssouf-Agha Cozan-Oghlou, Ali-Bek, qui se trouvait exilé à Constantinople, obtint du sultan Hamid la permission de se rendre à Konia. Il avait réussi à s'enfuir de là à Césarée, et, réunissant autour de lui quelques centaines de brigands et de déserteurs, il vint à Sis, chassa le mutessarif (sous-gouverneur général), et le remplaça par un de ses amis. Les Turcomans de Sis et des environs firent un accueil cordial à leur chef de tribu. Ali-Bek s'empara de Yahga et de Hadjin. Puis il assembla 25,000 bachi-bozouks, et forma une armée, 11 avait amené de Constantinople, avec lui, le trésorier du sultan, qu'il nomma grand vizir, et il donna le titre de cheik –ul - islam à un turc de Sarkhand, du nom de Carafakhi-Oghlou.
Cet événement troubla profondément le gouvernement turc. Bientôt toutes les tribus de la Cilicie se seraient unies aux Cozan-Oghlou, et un Etat se serait formé dans l'Etat. Le gouverne ment oublia le Zeïtoun un moment et s'occupa de l'ennemi nouveau qui allait jusqu'à la prétention de s'emparer du Califat. A Marache, le gouvernement avait déjà assemblé 7,000 réservistes pour envoyer contre les Cozan-Oghlou.
Les Zeïtouniotes étaient tous disposés à assister les Cozan-Oglou; malheureusement, il se trouva parmi eux un traître, le prêtre Der-Garabed Ergaïnian, qui mit toute sa ruse à la disposition du gouvernement turc. Les princes de Zeïtoun, ceux qui avaient vaillamment combattu contre Aziz-Pacha, étaient morts déjà, et leurs fils, jeunes encore et neutralisés parla pression du gouverne ment, n'avaient pu avoir l'influence de leurs pères sur le peuple. Seule la famille Yéni-Dunia conti nuait à conserver son influence avec Babig-Pacha; c'est pour cela qu'un homme comme Der-Garabed. soutenu par le gouvernement et devenu son instrument, avait réussi à avoir une puissance active à Zeïtoun. Der-Garabed alla en secret conseiller aux autorités de Marache de marcher sur Zeïtoun avant d'aller soumettre les Cozan-Oghlou.
Pendant l'été de 1877, plusieurs régiments de soldats vinrent camper en face de Zeïtoun, sur les collines. Ils étaient conduits par sept pachas. Ceux-ci proposèrent aux Zeïtouniotes do se rendre. Le peuple s'y opposait. Babig-Pacha, prenant avec lui ses soixante-douze combattants, se retira dans les cavernes, aux flancs du mont Berzenga, prêt à 'défendre son indépendance jusqu'à la mort.
Après quelques semaines, l'évêque Nicolaïos de Fournous forma un seymen de cinq cents combattants arméniens des villages environ nants et se dirigea sur les soldats turcs.
Ce seymen manquait de munitions; il campa sur les collines d'Ané-Tsor. Il attendait de la poudre et des balles de Zeïtoun. Mais le traître Der-Garabed réussit encore à empêcher ses com patriotes d'envoyer des secours aux insurgés. Au matin, les soldats turcs attaquèrent les Arméniens qui se défendirent autant qu'il leur était possible. Mais lorsque les munitions manquèrent complètement, ils se mirent à fuir. Babig-Pacha, ayant appris, que ces quelques centaines de compatriotes étaient en danger d'être massacrés, courut avec ses braves à leur secours, commença un combat acharné avec les soldats, ce qui permit aux autres de trouver le temps de s'enfuir.
Cependant, le prêtre Der-Garabed, assisté d'un groupe d'Arméniens vendus au gouvernement, continuait à Zeïtoun son œuvre de démoralisation.
Une partie du peuple voulait déjà se soumettre, d'autant plus que les amis du gouvernement avaient répandu l'effroi parmi la population, en dérivant les l'avales immenses commis par les fusils Martini, dont les soldats turcs étaient armés relie fuis. Babig-Pacha, toujours décidé à résister, se retira encore avec ses combattants dans la montagne du Bérid. Le gouvernement envoya sur eux quelques milliers de bachi-bozouks, mais ils retournèrent, après quelques semaines d'errements par les montagnes, sans avoir réussi à trouver les insurgés.
Si les soldats n'avaient pas su s'emparer des rebelles, disparus dans les montagnes, ils avaient pu cependant se rendre maîtres de Zeïtoun. Les sept pachas tirent reconstruire le palais où ils réinstallèrent un gouverneur et un major et prenant avec eux trois cents Zeïtouniotes comme prisonniers, parmi lesquels se trouvaient l'évêque Nicolaïos et la famille de Babig-Pacha, rentrèrent à Alep, et ils envoyèrent leurs soldats sur les Cozan-Oghlou.
Babig-Pacha, lorsqu'il apprit que les soldats étaient partis, redescendit à Zeïtoun et s'empara du couvent. I1 rappela tous les insurgés qui s'étaient dispersés. Les notables de Zeïtoun et le gouverneur turc le suppliaient de rester tranquille pour ne pas mettre en danger la vie de trois cents prisonniers zeïtouniotes et le gouverneur promit qu'il forait tout son possible pour obtenir leur délivrance. Babig-Pacha resta tranquille pendant l'hiver.
Mais au printemps de 1878, pendant le Carême, une nouvelle agitation éclata à Zeïtoun; 150 émigrés circassiens qui venaient d'arriver de Bulga rie, avaient reçu l'ordre de Veïssi-Pacha, gouverneur de Marache, d'aller à Zeïtoun pour réprimer les combattants de Babig-Pacha. Le jour même où ils arrivèrent à Zeïtoun, Babig-Pacha les attaqua avec ses combattants; après une heure de combat, il les obligea à se rendre. Ils livrèrent les armes, après quoi Babig-Pacha les fit tous égorger par ses hommes; puis il incendia le palais du gouvernement. Il livra le gouverneur et le major aux autorités do Marache à la condition qu'on lui rendrait ses deux mulets- favoris, que les pachas avaient enlevés.
A la suite de ces combats héroïques de Babig-Pacha, un achough zeïtouniote composa un poème en l'honneur du vaillant révolté; ce poème est l'un des plus aimés à Zeïtoun; en voici quelques strophes:
- Veïssi-Pacha dit: je veux aller à Zeïtoun,
- Je détruirai la ville, je pillerai les biens,
- Je demeurerai quelque temps dans le beau couvent,
- Je brûlerai votre Zeïtoun; ô Princes!
Babig-Pacha dit:
- Retiens mon nom,
- J'ai fourré ton juge dans un sac d'ordures, .
- Je puis détruire le nom même de l'Islam à Marache;
- Je brûlerai votre Marache avec vos biens, ô Princes !
Malgré le ton fier de cette chanson, le Zeïtoun n'avait pas pu assurer complètement son indépendance. Le gouvernement continua à exécuter son projet destructeur; mais cette fois, il eut recours à la ruse et à la trahison. Le Sultan envoya une commission à Zeïtoun sous le prétexte d'exé cuter les réformes promises selon l'article 61 du Traité de Berlin; cette commission était formée des trois pachas, Saïd, Kiamil et Mazhar, du consul anglais d'Alep, du colonel Cliermside, et d'un fonctionnaire arménien de Constantinople, Ohannès Nourian.
Au lieu d'exécuter des réformes, cette commission tendit un piège mortel au Zeïtoun: elle persuada les Zeïtouniotes de se soumettre complètement pour que les réformes soient exécutées en toute tranquillité; les Zeïtouniotes, se fiant surtout aux promesses du consul anglais et aux paroles persuasives de leur perfide compatriote Nourian, acceptèrent les conditions du gouvernement, livrèrent mille fusils et consentirent même, après s'y être longtemps opposés, à la construction d'une caserne à Zeïtoun.
Les Turcs commencèrent immédiatement à construire la funeste caserne, sur la haute colline dominant le Zeïtoun, en 1878-1879. Le Catholicos Meguerditch de Sis, qui avait rejoint la commission à Zeïtoun, fut obligé de poser lui-même la première pierre de la caserne; on raconte qu'en s'acquittant de cette charge, il avait les yeux rem plis de larmes et qu'il murmurait aux Arméniens qui se trouvaient près de lui: «Mes enfants, je pose moi-même la première pierre de cette caserne pour qu'un jour elle soit à vous.»
La caserne avait cinquante mètres de longueur et trente de largeur; elle avait l'air d'une forteresse; elle se composait de deux étages; elle pouvait contenir jusqu'à 2,000 soldats; elle avait un hôpital, une pharmacie, un bain, un four et des boutiques. Les murs étaient d'une épaisseur d'un mètre et demi; il y avait deux portes, l'une du coté du sud, portant le nom de Marache-Capoussi (Porte de Marache), l'autre du côté de l'ouest portant le nom de Zeïtoun-Capoussi (Porte de Zeïtoun). Outre les fenêtres et les ouvertures de canon, il y avait sur les murs, 450 trous pour fusils, qui en grande partie se trouvaient du côté de Zeïtoun. A l'intérieur, il y avait une cour carrée, au milieu de laquelle se trouvait un beau bassin, ombragé de saules et dont l'eau arrivait des sources des collines se trouvant à une demi-heure de distance de la caserne.
Mais même après la construction de la caserne, le gouvernement ne comptait pas encore avoir définitivement assujetti le Zeïtoun. Babig-Pacha retiré dans le couvent avec ses combattants, continuait encore à ne pas vouloir se soumettre au gouvernement. Le consul anglais était allé plu sieurs fois pour le persuader de se rendre à la caserne et de se soumettre au gouvernement. Babig s'y était toujours refusé. Mais à la fin, lors qu'il apprit que ses alliés, les Cozan-Oghlou s'étaient déjà rendus, et lorsqu'il vit que le Catholicos lui-même qui jusque-là lui avait conseillé de résister, commençait à se décourager, Babig comprit qu'il ne restait plus aucune espérance, et consentit à se soumettre à la condition que Saïd-Pacha irait le voir au couvent et que lui se présenterait avec ses armes.
Saïd-Pacha accepta la condition, et se rendit au couvent. Lorsqu'il vit l'héroïque prince arménien, il fut saisi d'admiration devant sa taille gigantesque et sa figure intrépide, et il s'écria: «En effet, tu es un brave et tu mérites d'être nommé pacha. » Lorsque Saïd lui demanda pour quoi il s'était insurgé, Babig lui répondit: «J'ai rempli mon devoir traditionnel; j'ai défendu le peuple opprimé, je suis né libre et je n'ai pas voulu devenir un esclave.»
Le Sultan amnistia Babig-Pacha, fit retourner toute sa famille de l'exil et lui accorda la fonction de chef de la municipalité de Zeïtoun.