Zeïtoun: Histoire de Zeïtoun XIV

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La bataille d'Aziz-Pacha. - L'intervention française

Vers la fin de juillet 1862, il y eut un conflit entre les paysans turcs de Ketmen et de Béchen qui étaient en bonnes relations avec les Zeïtouniotes.

Un Turc de Ketmen ayant voulu s'approprier les terres d'un Turc de Béchen, celui-ci s'y opposa et il s'ensuivit une dispute dans laquelle un Turc de Béchen fut tué par les gens de Ketmen. Les Turcs de Béchen s'adressèrent à Kaia-Garabed, maire d'Alabache, qui jouissait partout d'une grande renommée de bravoure et de bonté. Il appartenait à une famille ancienne et exerçait une profonde influence sur ses paysans ; il avait conduit plusieurs combats, et dans l'espace de vingt-cinq années ayant repoussé les Turcs du sommet de Chembek jusqu'au village Kurtul, il avait élargi les limites d'Alabache à buit heures de distance, jusqu'au fleuve Djahan.

Le maire arménien se rendit avec quelques-uns de ses compatriotes à Béchen pour faire la justice. Les Turcs de Ketmen qui s'étaient mis à l'affût, les attaquèrent en chemin et l'un des Arméniens fut tué. Le Kaia Garabed s'adressa alors avec les Turcs de Béchen aux princes Yéni-Dunia de Zeïtoun auxquels tous ces villages étaient soumis. Tchil-Pacha Yéni-Dunia 1, prenant avec lui un bon nombre de combattants, se rendit à l'endroit du conflit. Les Turcs de Ketmen ne voulurent pas se soumettre et résistèrent; le prince, furieux, attaqua les rebelles et les fit tous passer au fil de l'épée. Seul, le vrai coupable, Gui-Ali, celui qui était la cause de ce conflit, s'en fuit à Marache et se plaignit au gouverneur Aziz-Pacha.

Celui-ci, brûlant dé colère, s'empressa de réunir l'Assemblée administrative dont les membres, Suleïman-Bek, Hadji-Eumer Effendi et Nédjib Effendi, appartenant tous les trois à la famille Zulcadir, étaient bien connus par leur fanatisme. Ils décidèrent d'envoyer une armée contre Zeïtoun.

Kévork Mouradian, un Arménien patriote, qui était l'homme le plus riche et le plus influent de Marache, et qui était très estimé et aimé par les Zeïtouniotes, informa tout de suite par des moyens secrets les princes de Zeïtoun de la décision des Turcs de Marache et leur donna même des conseils pour la conduite qu'ils avaient à tenir.

Les Turcs de Béchen envoyèrent à Marache une délégation pour justifier les Arméniens; les princes de Zeïtoun communiquèrent à Aziz-Pacha un grand rapport où ils expliquaient leur con duite. Le gouvernement ne voulut rien entendre et ordonna aux quatre princes de se rendre à Marache pour donner des explications. Ceux-ci, comprenant que cette invitation n'était qu'un piège, ne voulurent pas aller à Marache et envoyèrent un rapport à M. Molinari, l'agent consulaire français, qu'ils priaient d'intervenir entre Aziz-Pacha et le Zeïtoun. M. Molinari alla parler au Pacha, qui répondit d'un ton de mépris: «Je veux en finir avec ces rebelles et avec ces assassins en les supprimant jusqu'au dernier.» Ce soir-là même, il reçut de Constanlinople des ordres de marcher contre Zeïtoun sans délai, et avant de revoir M. Molinari, il envoya Djamous-Oghlou, le chef des Tédjirli avec son seymen de six mille cavaliers, qui vinrent le jeudi 19 août se camper près d'Alabache, à Islam-Pounari.

Le lendemain, les Tédjirli incendièrent les maisons arméniennes se trouvant à l'ouest du fleuve Gurédine et essayèrent à cinq reprises à traverser le fleuve, mais les deux défenseurs d'Alabache, le Kaia Garabed et le Kaia Mikaël, les repoussèrent avec une pluie déballes.

Les Turcs de Marache, excités, se mirent à menacer de massacrer les Arméniens de leur ville. Par ordre supérieur, un grand nombre de seymen de bachi-bozouks, des Kurdes, des Avchars, des Circassiens, près de 20,000, s'as semblèrent à Marache; le gouvernement avait prunus spécialement aux Circassiens de leur donner le Zeïtoun s'ils parvenaient à s'en emparer. Ceux-là ne connaissaient pas les Zeïtouniotes et croyaient que la victoire serait facile. Plusieurs Turcs de Marache avaient, vendu leurs maisons et acheté des mulets pour transporter, après la victoire, les femmes de Zeïtoun à Marache. Parmi les tribus turcomanes, les Cozan-Oghlou seulement refusèrent de se rendre à l'ordre du gouvernement; «Les Zeïtouniotes, dirent-ils, sont de bons voisins et d'excellents alliés pour nous; l'épée trempée dans leur sang pourrait plus tard tourner contre nous.» Les autres tribus ne furent pas aussi prévoyantes et préparèrent leur perte de leurs propres mains.

Le 21 août, Aziz-Pacba avec 30,000 soldats et bachi-bozouks, un grand nombre de mollahs et un canon, franchit le mont d'Akher-Dagh et campa près de la rivière de Pertous, en face du village Tchakhir-Déré de la commune d'Alabache.

A Zeïtoun, les princes tinrent un conseil et décidèrent de résister jusqu'à la fin pour défendre leur honneur et leur indépendance; ils ne discutèrent que sur l'endroit où ils attendraient l'ennemi. Les trois princes citaient le fameux proverbe de Zeïtoun: «La grande bataille a toujours lieu tout près de Zeïtoun», et voulaient assembler tous les combattants de Zeïtoun et des environs pour se postera l'entrée de leur ville. Seul le prince de Boz-Bair, Chazaros Chorvoïan s'opposa à cette idée; il voulait qu'on allât jusqu'à Tchakhir-Déré, non seulement pour chasser les ennemis, mais pour ne pas leur permettre d'incendier les villages arméniens. «Montrons, criait-il, que nous avons fait du progrès depuis nos aïeux.» Mais les autres princes, plus prévoyants et plus prudents, n'acceptèrent pas cette proposition. Le prince Chorvoïan persista dans son idée et se rendit tout seul à Tchakhir-Déré, avec 400 combattants de son quartier. Tehil-Pacha Yéni-Dunia le suivit jusqu'au mont Chembek pour défendre le couvent de Sourpe-Perguitch et le passage de Ghelavouz-Déré.

Les Arméniens de Boz-Baïr et d'Alabache se postèrent à Tchakhir-Déré, sur des collines terreuses, derrière des barricades ou des broussailles. Le 22 août, l'armée d'Aziz-Pacha traversa le Djaban et Djamous-Ogblou, passa la rivière de Gurédine. Ce dernier perdit un grand nombre de ses cavaliers sous les balles des Arméniens.

De trois parts, l'ennemi attaqua les Arméniens. Ceux-ci résistèrent vaillamment, mais l'ennemi était considérablement nombreux; une immense fumée envahit bientôt l'étroite vallée. Le combat dura quatre heures, les Arméniens finirent par ne plus rien distinguer à cause de la fumée qui s'épaississait.

L'idée du prince de Boz-Baïr était plutôt héroïque que prudente. Il était certes impossible de pouvoir résister avec 800 personnes à une armée de 40,000 hommes, surtout étant postés sur des collines terreuses, sans gorges ni rochers, ayant un accès très facile. Et en effet au bout de quatre heures, les Turcs, bien qu'ils eussent perdu 1200 des leurs, parvinrent à monter par derrière au sommet des collines et à tirer d'en haut sur les Arméniens. Ceux-ci s'aperçurent alors qu'ils étaient perdus, et voulurent battre en retraite, mais il était trop tard.

La commune d'Alabache présente un labyrinthe de collines escarpées; les habitants seuls connaissent tous les chemins cachés de ce pays; ils peuvent aller dans six heures jusqu'à Zeïtoun, tandis que les Zeïtouniotes mettent ordinairement seize heures pour y arriver.

Cette fois encore, pendant la retraite, les Arméniens d'Alabache réussirent à prendre la fuite en prenant avec eux 300 Zeïtouniotes qui étaient dans leurs rangs. Soixante et onze combattants de Boz-Baïr, des plus jeunes et des plus courageux. se trouvèrent assiégés dans un détroit par un nombre considérable d'ennemis, et bien qu'ils eussent résisté avec un héroïsme désespéré, ils tombèrent tous sous les balles innombrables que les ennemis faisaient pleuvoir sur eux. Quelques-uns d'entre eux, qui avaient échappé à la mort, allèrent raconter à Zeïtoun l'admirable vaillance avec laquelle cette poignée de héros avait résisté pendant plus d'une heure contre tout un régiment. Le souvenir de ces martyrs de la liberté est religieusement conservé à Zeïtoun et dans les environs. Leurs corps sont enterrés à Tchakhir-Déré, là où ils tombèrent; on y a placé des pierres informes en guise de tombeaux; les grands cèdres qui s'y élèvent font penser à la taille gigantesque des héros qui y combattirent. Les femmes et les jeunes filles des villages y vont souvent en pèlerinage; elles s'agenouillent, se signent et baisent les pierres avec ferveur.

Les troupes d'Aziz-Pacha avaient incendié le village de Tchakhir-Déré, puis toutes les maisons de la commune d'Alabache; elles arrivèrent le soir dans la plaine de Tchermouk et y campèrent.

Le soir elles brûlèrent les villages d'Avakenk et de Kalousdenk, pillèrent le couvent de Sourp-Perguitch où elles détruisirent un grand nombre d'antiquités et de manuscrits.

La nouvelle de cette défaite plongea le Zeïtoun tout entier dans une grande tristesse. Tout le quartier de Boz-Baïr prit le deuil. Zeïtoun avait perdu en un jour 101 combattants, 71 de Boz-Baïr, 30 d'Alabache; et jamais dans aucun combat, Zeïtoun n'avait eu une porte aussi considérable. Le prince Ghazaros s'était retiré dans sa maison, écrasé de honte et de douleur; il se repentait de n'avoir pas suivi l'expérience ancestrale du pays. Cet homme vit jusqu'à présent; vieillard octogénaire, il se rappelle parfois encore cette malheureuse journée dont il porte toujours le deuil; mais jusqu'à présent il est l'un des hommes les plus aimés à Zeïtoun pour son ardent patriotisme.

Aziz-Pacha attendit quatre jours à Tchermouk; il voulut d'abord inviter les Arméniens à se ren¬dre pacifiquement; il les croyait assez affaiblis pour accepter cette condition honteuse. Mais le désir de vengeance animait le Zeïtoun tout entier: les montagnards arméniens refusèrent la proposition et se décidèrent à livrer un combat définitif.

Le 25 août, les princes tinrent encore une fois un conseil et décidèrent que chaque soir un des quatre quartiers enverrait une centaine d'hommes pour garder le couvent de Sourp Asdvadsadsine; ils décidèrent aussi de fixer des hommes pour la garde du passage de Zeïtoun.

Les Zeïtouniotes croyaient que l'ennemi n'arrivait que de deux côtés: Aziz-Pacha de Tchermouk par le chemin de Saghir, et Djamous-Ûghlou par le chemin de Gargalar. Ils ne croyaient pas qu'ils étaient assiégés d'autres côtés aussi; c'est pour cela qu'ils concentrèrent toutes les forces sur les deux principaux passages et ne mirent qu'une cinquantaine de combattants à l'entrée des gorges de derrière.

Une de ces petites troupes de garde était composée par les hommes du quartier Yéni-Dunia, et elle attendait près du couvent Sourp-Asdvadsadsine à l'entrée de la gorge d'Eridjk. Le soir même ils virent avec étonnement qu'Ahmed-Pacha Zulcadir venait du côté d'Albisdan avec 3.000 soldats et bachi-bozouks et campait dans la gorge étroite; il ne croyait pas que les Zeïtouniotes y eussent placé des gardes, et comptait les surprendre le lendemain en entrant sans résistance à Zeïtoun du côté de l'est. Les cinquante Zeïtouniotes qui attendaient là décidèrent, sans consulter personne, d attaquer pendant la nuit cette force considérable qui se trouvait en face d'eux.

Les soldats d'Ahmed-Pacha avaient allumé des feux, et au moment où ils préparaient leur pilav, les Arméniens se jetèrent sur eux de divers côtés en poussant des cris énormes, en faisant pleuvoir des balles. Les soldats, surpris et effrayés et croyant qu'ils étaient assaillis par quelques milliers d'ennemis, se mirent à s'enfuir sans aucune résistance; les Arméniens les poursuivirent, tout en tirant sur eux, jusqu'à trois heures de distance: la plupart des Turcs se réfugièrent à Albisdan; Ahmed-Pacha avait réussi à arriver avec sept soldats jusqu'au camp d'Aziz-Pacha, en passant par le pont de Vartabed. Le pilav resta aux Arméniens, qui s'en régalèrent; ils trouvèrent aussi des armes et munitions en grande quantité, ainsi que des chevaux, des bestiaux et toutes sortes d'objets. La nouvelle de cette victoire se répandit bientôt à Zeïtoun et anima toute la population d'un grand enthousiasme, tandis qu'elle jetait le découragement et la peur parmi les troupes ottomanes.

Le lendemain, le jeudi 26 août, c'était la fête de l'Assomption. Les Zeïtouniotes sortirent des églises en nombreuses processions et en promenant partout le Khatch-Alem, cette fameuse image miraculeuse du Christ crucifié, ils se rendirent jusqu'aux collines de Saghir et d'Echek-Meïdani, pour aller au-devant do l'ennemi qui s'avançait contre eux. Un grand nombre des fem mes de Zeïtoun accompagnaient les combattants. Mais les soldats d'Aziz-Pacha, au lieu d'arriver par le passage de Saghir, s'étaient mis à grimper les monts d'Atlek pour attaquer d'en haut les Zeïtouniotes. S'avançant toujours sur les hauteurs, ils occupèrent bientôt les cimes de Berzenga et d'Ak-Dagh. Les Arméniens quittèrent le passage de Saghir, s'élancèrent vers les hauteurs et commencèrent une furieuse résistance. Mais les ennemis, s'étant déjà rendus maîtres de quelques fortes et liantes positions, descendaient en foule vers la ville. Les Arméniens se virent obligés de reculer; mais tout en reculant ils s'arrêtaient souvent par bandes et se postant derrière des rochers, dos tertres ou des troncs d'arbre, ils tiraient sur les Turcs; ainsi la retraite dura quatre heures sur un chemin d'une heure. Les Zeïtouniotes rentrèrent enfin dans la ville, en attirant les ennemis à 1'entrée du grand et funeste défilé de Zeïtoun. Les cavaliers Tédjirli, au lieu d'arriver du côté occidental, ou ils auraient trouvé le sort des troupes, d'Ahmed-Pacha, traversèrent la rivière de Zeïtoun et s'avancèrent par les collines plates d'Ané-Tsor jusqu'au cimetière, à dix minutes de Zeïtoun;

Malheureusement la retraite des Arméniens avait été si rapide que les Zeïtouniotes désignés pour la garde du couvent Sourp-Asdvadsadsine n'eurent pas le temps de se rendre à leur poste. Il n'y avait dans le couvent qu'un vieux vartabed, un diacre et une dizaine d'élèves de dix à douze ans.

Les Circassiens descendirent vers le couvent par les pentes rocheuses de derrière; une partie d'entre eux l'assiégea, les autres descendirent plus bas, jusque dans la vallée orientale, pour entrer à Zeïtoun. Du couvent jusqu'au croisement des deux rivières de Zeïtoun, sur un espace d une demi-heure, s'étendait la chaîne colossale de l'armée turque. A quinze minutes du couvent, vers l'ouest, ils avaient établi un canon qui grondait sur la ville. Une bande de mollahs et de derviches, divisés en plusieurs dizaines, tournoyaient le long des troupes en hurlant: «Haï, heuï!» Ils excitaient par des prières la fureur fanatique des soldats turcs, ils battaient des tambours pour chasser les démons, et quelques-uns d'entre eux s'évanouissaient parfois en écumant, à force d'implorer le Prophète d'arriver au secours de ses fidèles.

Les Zeïtouniotes envoyaient de leurs maisons une grêle de balles sur les ennemis dont ils tuaient des centaines. Les balles de leurs fusils allaient plus loin que celles des filinté des soldats turcs, qui n'arrivaient pas jusqu'à eux.

Un jeune Zeïtouniote voulut venger la mort de ses compatriotes et décida de tuer Aziz-Pacha lui-même; il aperçut au loin, près du canon, un homme au pantalon galonné de rouge, il crut que c'était Aziz-Pacha; il courut à travers les milliers de balles, arriva près de l'homme et le tua. Il s'était trompé: cet homme n'était qu'un sergent d'artillerie, et le pauvre héros tomba, frappé d'une balle, en voulant retourner.

Les Circassiens avaient d'abord, avec méfiance, fait le tour du couvent, mais ne voyant aucun fusil se diriger sur eux, ils s'approchèrent sans peur et voulurent entrer.

Le vartabed Sahag Keutchékian, qui alors était le diacre du couvent, voyant qu'il leur était impossible de résister, proposa aux jeunes élèves de s'enfuir à Zeïtoun; ceux-ci refusèrent de fuir et se décidèrent à mourir dans le couvent. Alors il prit l'image de la Sainte-Vierge et descendit vers Zeïtoun. Lorsqu'il s'approcha de Khatch-Kor, il trouva à l'entrée de ce passage les deux princes Yéni-Dunia Asvadour et Tchil-Pacha et le diacre Der-Tavitian qui attendait là tout soûl, décidé à se battre jusqu'à la mort, maigri le découragement des combattants qui s'étaient déjà retirés; Sahag se joignit à ce petit groupe; ils dressèrent sur le rocher l'image miraculeuse, dans l'espoir qu'elle serait la limite sacrée infranchissable pour l'ennemi.

Les Circassiens arrivèrent jusque-là en nombre considérable, conduits par trois beks célèbres. De là, jusqu'à Zeïtoun, il ne restait plus qu'un chemin de deux minutes. La ville se trouvait dans un danger mortel. Aziz-Pacha rayonnait de joie et croyait déjà sa victoire assurée.

Une partie des Circassiens avait déjà essayé d'entrer au couvent. Les jeunes élèves, ne voulant pas mourir paisiblement, se mirent à tirer par les trous des murs et tuèrent une dizaine de Circassiens; puis en changeant de place, ils allèrent tirer par les fenêtres et ils en tuèrent encore une dizaine. Les Circassiens, croyant que le cou vent était plein de milliers d'Arméniens, prirent la fuite, frappés d'épouvanté. Juste à ce moment-là, par une heureuse coïncidence, les trois chefs arméniens qui attendaient devant le Khatch-Kor, tuèrent les trois beks circassiens; leur mort jeta l'effroi parmi leurs combattants qui se mirent à prendre la fuite. A cette vue, le diacre Sahag cria d'une voix retentissante: — «Les musulmans s'enfuient, les musulmans s'enfuient!»

Les cavaliers Tédjirli, croyant que le détache ment septentrional de l'armée était en effet écrasé et en train de fuir, s'empressèrent de tourner leurs chevaux et se mirent eux-mêmes à fuir. Leur fuite acheva de jeter le trouble dans l'armée, qui, frappée d'une panique générale, rompit les rangs et se mit à fuir. Les Zeïtouniotes, profitant de cette occasion, sortirent de leurs cachettes, poursuivirent les fuyards et firent un grand carnage.

Aziz-Pacha avait été un des premiers à fuir.

Quant aux Circassiens, comme ils étaient descendus des pentes rocheuses, ils crurent que le seul chemin de sortie était encore par là et s'y dirigèrent; les Zeïtouniotes les surprirent par der rière et en tuèrent une grande partie.

Aziz-Pacha s'arrêta, avec les cavaliers Tédjirli, dans la plaine de Tchermouk, pour rassurer les soldats découragés. Les Zeïtouniotes voulurent les poursuivre jusqu'à Marache, mais les princes les en empêchèrent, de peur qu'ils ne fussent vaincus dans la plaine par les troupes: ils se contentèrent de leur victoire et rentrèrent à Zeïtoun. Pendant tout ce grand combat, ils n'avaient perdu que sept personnes, et les princes retinrent l'ardeur du peuple eu leur désignant les portes qu'ils avaient laites déjà quelques jours avant: «Cela suffit, disaient-ils, nous ne pouvons pas épuiser les Turcs en les massacrant, tandis que nous, nous sommes des noix comptées, la perte d'un seul d'entre nous est irréparable.»

Tandis que les Tédjirli attendaient dans la plaine de Tchermouk, Aziz-Pacha fit replier les tentes et tous se mirent à s'enfuir.

Les Zeïtouniotes recueillirent ce jour-là un ample butin: des montres en or, des bagues, de l'argent, des munitions, des provisions, quelques milliers d'armes, un canon et 150 drapeaux. Ils prirent aussi les centaines de chevaux et de mulets que les Turcs avaient amenés pour transporter les femmes de Zeïtoun à Marache.

Pendant ce combat, les Turcs de Zeïtoun, appelés Hadjilar, avaient tout le temps combattu avec les Arméniens contre l'armée ottomane. Un de leurs chefs, Aluneddjik, se distingua par une grande bravoure: il est passé au rang des héros de Zeïtoun.

Les Turcs avaient perdu en tout 10,000 hommes, des Circassiens pour la plupart. Les vergers du défilé et les collines où le combat avait eu lieu étaient jonchés de cadavres. La rivière qui passe à l'est de Zeïtoun, devint toute rouge deux heures durant, et les Zeîtouniotes ne burent pas de cette eau pendant deux ans.

Nichan Baldjian, le notable le plus riche de Zeïtoun, fit ramasser les cadavres en payant une piastre par tête et les fit enterrer dans une petite vallée qui porta depuis ce jour historique le nom de Gheran-Déressi, vallée de carnage.

Un achough de Zeïtoun a chanté cette victoire dans le célèbre avetch d'Aziz-Pacha. Ce poème contient toute l'histoire du combat, depuis les origines jusqu'aux détails de la fin. On y voit aux commencements Aziz-Pacha menacer le Zeïtoun avec une orgueilleuse fureur:

«J'ai amené de l'Amanus des loups affamés.
A Alep, à Aïntab j'ai trouvé dix mille combattants;
J'ai déjà envoyé la bonne nouvelle à Stamboul;
O princes! je brûlerai le Zeïtoun et vos biens!»

Mais on arrive bientôt aux chefs arméniens qui disent tous leurs désirs do se battre jusqu'à la mort et leur volonté ferme de défendre à tout prix la Patrie; le Kaia Mikaël dit que:

«Les prières no servent à rien,
Une question pareille
Ne se résoud que par les fusils.»

Le prince Yéni-Dunia s'exprime dans la strophe suivante:

«.....C'est un piège qu'on nous tend;
Je ne crains pas le combat, je suis d'une famille de guerriers;
Dépêche-toi. Aziz, que je te montre ta mesure!
Je suis entré, épée nue, dans plus d'une bataille!»

Baldjian parle en ces termes:

« ..... J'ai foi en Dieu!
Je ferai construire des barricades avec de l'or et de l'argent;
Contre vos soldats je lancerai des lions; N'est-il pas vrai que j'ai fait enterrer les vôtres à une piastre par tète ?

Le poème se termine par la description de la fuite d'Aziz-Pacha.

Le jour du combat, le consul anglais d'Alep était venu à Marache peur avertir les Arméniens que de nouvelles troupes de réguliers étaient en train d'arriver. Cette nouvelle, ainsi que le premier succès d'Aziz-Pacha, encouragèrent les Turcs, qui pensèrent à massacrer les Arméniens de Marache; mais lorsque l'armée d'Aziz-Pacha rentra décimée et complètement vaincue, une grande panique s'empara des Turcs de la ville, qui se réfugièrent chez les Arméniens et implorèrent la protection de ceux qu'ils avaient tout à l'heure l'intention de massacrer. Tout le monde croyait que les Zeïtouniotes allaient arriver d'un moment à l'autre.

Lorsque la nouvelle de la défaite arriva à Constantinople, Aziz-:Pacha fut disgracié et l'on envoya à sa place Achir-Pacha, l'ancien gouverneur de Belgrade. Le gouvernement décida de mettre sur pied une armée de 150,000 soldats, pour anéantir le Zeïtoun.

Les Zeïtouniotes, prévoyant le danger, curent recours à un moyen habile. Ils composèrent une requête suivie d'un rapport, et le vartabed Krikor Apardian partit avec le prêtre Der Movsès pour Paris. Le Vartabed Garabed Ghahnazarian, cet homme érudit et patriote, qui avait déjà fait à Paris plusieurs publications sur l'histoire et la littérature arménienne, se chargea lui-même de présenter la requête des Zeïtouniotes à l'empereur Napoléon III. La France avait alors une très puissante influence en Orient; depuis l'affaire du Liban, les Turcs là redoutaient et les chrétiens la prenaient pour leur grande protectrice. L'empereur avait envoyé au Sultan un télégramme énergique et presque menaçant, par lequel il lui conseillait d'arrêter la marche de son armée contre Zeïtoun. La Sublime Porte s'empressa de rappeler ses régiments qui s'étaient déjà avancés jusqu'à quatre heures de distance d'Alep.

L'empereur avait aussi l'intention de faire à Zeïtoun ce qu'il avait fait pour le Liban, en lui donnant un régime plus libre et un gouverneur chrétien; mais cette intention ne fut pas réalisée à cause de la guerre franco-allemande qui éclata peu après.

Le marquis de Moustier, ambassadeur de France à Constantinople, avait reçu de l'empereur l'ordre d'intervenir énergiquement pour l'affaire de Zeïtoun, Le gouvernement turc envoya à Marache une commission, composée de cinq musulmans, qui décida de cesser les hostilités à la condition que les quatre chefs de Zeïtoun seraient décapités. M. de Moustier réussit à faire ajouter deux membres à cette commission et fit tous ses efforts pour empêcher la réalisation de cette première décision. Les princes Asvadour Yéni-Dunia. Nazareth Sourénian, Ghazaros Ghorvoïan et Meguerditch Yaghoubian furent appelés à Marache pour donner des explications. Deux Arméniens, Kévork Mouradian et le prêtre Der-Nahabed, avaient été envoyés à Zeïtoun, pour prier les princes d'aller à Marache.

Cette fois, les princes crurent prudent de se rendre à cette invitation, d'autant plus qu'ils se fiaient à la protection de la France; ils portèrent avec eux le canon et les drapeaux pris à l'ennemi. Le gouvernement, après les avoir gardés pendant deux semaines à Marache, les envoya à Constantinople où ils restèrent trois semaines à la Prison Centrale. Mais grâce à l'intervention du marquis de Moustier, que le Patriarcat des Arméniens catholiques avait averti du piège tendu par le gouvernement aux princes de Zeïtoun, ils sortirent do prison et passèrent trois mois à Constantinople.

Pendant leur séjour dans la capitale turque, les quatre princes furent entourés d'hommages et de sympathie par les Arméniens comme par les européens. L'ambassadeur russe leur avait montré une sollicitude toute spéciale; il avait eu avec eux plu sieurs entrevues et leur avait inspiré toute sorte d'espérances. Un jour de fête, il les invita à la Chapelle de l'Ambassade. Les princes montagnards, par leur costume local, y attirèrent l'attention de tout le monde et surtout celle du Grand-Vizir qui était présent. La Sublime Porte vit un danger dans la présence des ces princes à Constantinople et le lendemain même les expédia à Zeïtoun.

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1 Les Arméniens et les Turcs de Zeïtoun ont l'habitude de donner le titre de pacha aux princes de la famille Yeni-Dunia.