Zeïtoun: Histoire de Zeïtoun VI
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Les poètes populaires de Zeïtoun
Avec ses évoques érudits et ses vartabeds lettrés, Zeïtoun a eu toujours ses chanteurs populaires. Les premiers n'ont existé que pendant un siècle et demi; les derniers ont toujours existé et existeront toujours. Si les premiers ont parlé plutôt à l'âme du peuple, s'ils lui ont chanté la vie future, les achough 1 ont été les interprètes de la vie présente et ils ont été l'organe des sentiments des Zeïtouniotes.
Les poèmes des achough sont nommés avetch par les Zeïtouniotes; ils se séparent en deux catégories: les poèmes épiques et les poèmes pastoraux. Les poèmes épiques sont simplement la description des combats et des invasions des Zeïtouniotes, chantés en un style menaçant et fier.
La plupart de ces épopées sont dans une forme de dialogue entre le Turc et l'Arménien. C'est presque toujours le Turc qui commence à débiter ses menaces contre le Zeïtouniote; il parle avec orgueil et vanité; le Turc y paraît avec son caractère de morgue et de férocité en face du faible et du poltron, et d'hypocrite douceur, de suppliante lâcheté en face du fort. Le Zeïtouniote, au con traire, parle d'un ton assuré, franc et intrépide; il s'exalte en se rappelant les exploits passés; il a foi en l'assistance de Dieu et en la protection de ses rochers et de ses gorges, et il ne parle de sa bravoure qu'après le récit de sa victoire. Dans ces épopées paraissent les princes de Zeïtoun, chacun chanté selon ses qualités de vaillance et de dé vouement. Après les princes, on voit en scène les maires des villages et les combattants héroïques. Parfois les avetch se tournent en diatribes contre les princes, au cas où ceux-ci ont été faibles; ils décrivent leur lâcheté et couvrent leurs noms d'injures.
Les achough sont très nombreux à Zeïtoun; avec le fusil et le couteau, ils ont un violon; ils constituent la musique militaire de ces troupes arméniennes; ils sont partout; pendant la guerre, ils se jettent au cœur de la mêlée pour se battre eux-mêmes et pour voir de près les actes des héros qu'ils vont chanter. Chaque fois qu'une trêve interrompt le combat, ils accordent leurs violons et se mettent à chanter la guerre, à immortaliser les héros, à exalter les combattants. Et le plus grand rêve, la gloire suprême pour le Zeïtouniote, c'est de mériter que son nom soit chanté par un achough.
Après le combat, les achough sont assis au milieu du cercle des combattants, ou bien ils sont dans les maisons, entourés des familles princières. Leurs chants sont souvent interrompus de cris de joie et d'acclamations. Ces chanteurs ne ressemblent pas aux achough mélancoliques de certaines provinces de la Grande-Arménie qui, assis au coin des caravansérails ou bien autour du foyer paternel, appuyant la tête sur une main, tenant de l'autre un mouchoir, chantent les souffrances et la misère des émigrés, la douleur des veuves et des orphelins. Ici, les chanteurs ont devant eux du vin et de l'eau-de-vie en abondance; quelqu'un tourne sur le l'on la viande passée à la broche, un autre l'ait le service, un troisième bande ses blessures, un quatrième nettoie ses armes, et les poètes, assis l'un en face de l'autre, chantent d'une voix vibrante. Un étranger se croirait dans une fête de noces, et ne pourrait pas penser que ces chanteurs et ceux qui les écoutent sont allés, ce jour-là même, exposer leur vie, et qu'ils ont perdu des amis et des parents. Le père, le frère ou le fils même de ceux qui sont morts dans le combat prennent part à cette fête héroïque; mourir dans le combat est la chose la plus naturelle de la vie. Si quelqu'un veut consoler un Zeïtouniote en deuil, celui-ci répond: «Le combat n'est jamais gratuit», ou bien «le bœuf meurt, il laisse son cuir, le brave meurt, il laisse son nom»; et ces deux ex pressions sont devenues proverbiales.
Les Zeïtouniotes chantent leurs avetch en temps de paix aussi, dans les festins, aux fêtes do fiançailles et de mariages, et pendant le pèlerinage. Parmi les villages de Zeïtoun, c'est Fournous qui produit le plus de poètes; les gens de Fournous ont le goût plus affiné, le tempérament plus sensuel et passionné. Le maire de Fournous, Kévork Beldérian, est un achough célèbre, qui a composé un grand nombre de chansons amou reuses.
Malheureusement, il ne reste presque rien des anciens poèmes populaires de Zeïtoun. Les avetch actuels sont postérieurs à la défaite des tribus turcomanes par les Zeïtouniotes. Le plus ancien des poèmes qui sont conservés, c'est celui de Gharadje-Oghlan, où sont racontés les exploits de ce héros devenu légendaire qui s'écrie dans l'une des strophes les plus enflammées:
- Je voudrais bien sauter sur mon cheval blanc,
- Pour montrer comment on fait la guerre.
Parmi les fragments de poèmes anciens se trouvent aussi des chants sur le célèbre bandit Keur-Oghlou qui, bien que d'une race musulmane, a été toujours aimé et admiré par les Zeïtouniotes pour sa bravoure, son audace et sa ruse remarquables.
Les poèmes pastoraux sont composés dans un style plus doux et tracent des aventures amoureuses d'où l'élément héroïque n'est pas absent. Les amours y sont accompagnées de luttes sanglantes, et les enlèvements sont très fréquents. Les amoureux passent leur lune de miel sur les montagnes ou dans les défilés, dans une nature sauvage rude.
Les plus beaux d'entre ces poèmes amoureux sont l'Avetch du Bérid et l'Avetch du cheval. Le premier décrit les sites grandioses du mont Bérid, ses forêts pleines de chants d'oiseaux, ses sources pures, ses mines abondantes, la vie joyeuse en été et les isolements amoureux; il se termine en présentant le Bérid comme une reine qui porte sur les pans de sa robe les deux villes d'Albisdan et de Zeïtoun.
L'Avetch du cheval est un poème d'une fierté incomparable. Un combattant cite les diverses variétés du coursier, sur chacune desquelles il trouve un défaut à reprendre; il finit en pré férant entre tous le cheval couleur de tourterelle; il loue la longueur et l'épaisseur de sa crinière, la solidité de ses sabots, la souplesse et l'agilité de ses jambes, la fière cabrure de sa tête; il le monte et s'élance à travers les plaines, vers les montagnes de la Cilicie, en décrivant les spectacles qui s'offrent à ses yeux et en rêvant la maîtresse idéale, la femme robuste et belle, dont les joues lui semblent «de la neige tachée de sang». Il la trouve, la prend dans ses bras et monte vers les cimes neigeuses du Bérid en s'écriant: «0 mon aimée, au milieu des neiges si je te serrais toute nue dans mes bras, l'hiver serait pour moi changé en été».
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1 Mot arménien signifiant: poète populaire.